mercredi 10 juin 2015

[obs.] Hausse du contrôle du juge administratif de la sanction de placement en cellule disciplinaire [CE, 1er juin 2015, Boromée c. Min. justice, n° 380449 : Rec. CE]

Le mouvement général de la hausse du contrôle du juge administratif sur la sanction est connu, qu’il aboutisse au basculement d’un pan de la matière dans le plein contentieux [v. pour la sanction administrative prise à l’encontre d’un administré, CE, ass., 16 févr. 2009, Société Atom, n° 274000 : RecCE, p. 26 ; AJDA, 2009, p. 583, chron. S.-J. Lieber et D. Botteghi ; AJP, 2009, p. 189, obs. É. Péchillon ; RFDA, 2009, p. 259, concl. C. Legras ; ibid., 2012, p. 257, comm. J. Martinez‑Mehlinger ; Constitutions, 2010, p. 115, obs. O. Le Bot] ou, tout en maintenant le contentieux dans le domaine du recours en excès de pouvoir, à l’abandon du contrôle restreint, celui cantonné à l’erreur manifeste d’appréciation [v. pour la sanction administrative prise à l’encontre d’un agent public, CE, ass., 13 nov. 2013, Dahan, n° 347704 : Rec. CE – v. avant même l’arrêt Dahan pour la progression du contrôle normal en matière disciplinaire, M. Canedo-Paris, « Feu l'arrêt Lebon ? » ; AJDA, 2010, p. 921]. La sanction pénitentiaire a d’abord échappé à ce mouvement, le recours pour excès de pouvoir aboutissant encore à un contrôle de la disproportion manifeste de la sanction par rapport à la nature et à la gravité des faits [CE, 20 mai 2011, Letona Biteri, n° 326084 : Rec. CE, p. 246 ; AJP, 2012, p. 177, obs. M. Herzog‑Evans ; AJDA, 2011, p. 1056, obs. R. Grand – v. M. Moliner‑Dubost, « À propos d'une autre "jurisprudence immobile" : le contentieux des sanctions disciplinaires infligées aux détenus » ; AJDA, 2013, p. 1380], l’exception pénitentiaire persistant jusqu’alors. En reprenant directement le considérant tiré de l’arrêt Dahan, adapté au cas du détenu, le Conseil d’État vient donc de dénier que la spécificité carcérale justifie un contrôle limité à l’erreur manifeste d’appréciation et vient de reconnaître, aussi dans la matière, l’application du contrôle normal : « il appartient au juge de l'excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un détenu ayant fait l'objet d'une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes » [CE,1er juin 2015, Boromée c. Min.justice, n° 380449 : Rec. CE]. Si en l’espèce, le détenu avait été sanctionné par le placement en cellule disciplinaire, l’apport ne se cantonne pas à cette seule sanction. En revanche, le contrôle tel qu’énoncé ici reste limité, la disproportion s’appréciant uniquement, au regard de la formule, à la gravité des fautes, la personnalité du détenu n’entrant pas en ligne de compte.

vendredi 5 juin 2015

[obs.] Motivation de la peine privative de liberté et procès équitable [CEDH, sect. II, 26 mai 2015, Lhermitte c. Belgique, req. n° 34238/09]

Motivation du verdict et procès équitable

La compatibilité entre la motivation des arrêts de la Cour d’assises par le système des questions et le procès équitable a été vivement remise en cause par la Cour européenne des droits de l’Homme [CEDH, sect. II, 13 janv. 2009, Taxquet c. Belgique, req. 926/05 ; RSC, 2009, p. 657, obs. J.‑P. Marguénaud ; D., 2009, p. 1058, note J.-F. Renucci ; ibid., p. 2545, obs. K. Gachi ; RFDA, 2009, p. 677, comm. L. Berthier et A.-B. Caire ; JCP, 2009, actu., n° 200, obs. M.-L. Rassat ; Gaz. Pal., 14 mai 2009, p. 11, note F. Desprez ; Procédures, 2009, comm. n° 172, obs. J. Buisson], avant que la Grande chambre ne recule – ou ne trouve une position médiane plus acceptable, selon les opinions –, en refusant de considérer, par principe, le système de la motivation par questions inconventionnel [CEDH, gde ch., 16 nov. 2010, Taxquet c. Belgique, req. n° 926/05 ; RSC, obs. J.‑P. Marguénaud ; D., 2011, p. 47, obs. O. Bachelet ; ibid., note J. Pradel ; ibid., note J.-F. Renucci ; AJP, 2011, p. 35, obs. C. Renaud-Duparc]. L’arrêt de Grande chambre n’en a pas moins posé le principe que « le public et, au premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été rendu » [ibid.; § 90]. Ainsi, la motivation par des questions suffisamment précises et nombreuses pour établir les circonstances de la commission des infractions, concernant des faits simples et n’impliquant qu’un seul accusé, a été jugée suffisante [CEDH, sect. V, 10 janv. 2013, Legillon c. France, req. n° 53406/10 – v. contra pour le refus de considérer que la seule question posée sans référence « à aucune circonstance concrète et particulière » puisse « permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation », CEDH, sect. V, 10 janv. 2013, Oulahcene c. France, req. n° 44446/10 ; § 53]. En cas d’élément de complication, par exemple de pluralité d’accusés, l’ordonnance de mise en accusation peut également servir d’élément de compréhension [CEDH, sect. V, 10 janv. 2013, Voica c. France, req. n° 60995/09]. Les questions et l’ordonnance de mise en accusation ne suffisent plus toutefois en présence de certains éléments compliquant trop la compréhension, par exemple lorsque l’accusé est condamné après un premier acquittement, si bien que, même si la Cour ne l’impose pas expressément, un exposé des principaux motifs retenus pour établir la culpabilité apparaît indispensable [CEDH, sect. V, 10 janv. 2013, Fraumens c. France, req. n° 30010/10CEDH, sect. V, 10 janv. 2013, Agnelet c. France, req. n° 61198/08]. Dès lors, si l’on peut sans doute dégager l’existence d’un principe de motivation des verdicts de Cour d’assises, celui-ci peut encore être satisfait par la forme minimale des questions, des lors que des éléments extrinsèques peuvent permettre à l’accusé d’en compléter la compréhension.
Si les différentes solutions européennes montrent une souplesse certaine [v. pour les commentaires des arrêts du 10 janvier 2013, D., 2013, p. 615, note J.‑F. Renucci ; RSC, 2013, p. 158, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid., p. 112, note J. Danet], ces arrêts n’ont pas abordé frontalement la question de la fixation de la peine. Malgré la formulation large de l’arrêt Taxquet [il se réfère à la notion de « verdict », qui inclut déclaration de culpabilité et fixation de la peine ; Taxquet, gde ch. : préc. ; § 90], la Cour a principalement évoqué le cas de coaccusés sanctionnés distinctement : le condamné doit pouvoir « déterminer quels avaient été les éléments qui avaient permis au jury de conclure que [certains] avaient eu une participation limitée dans les faits reprochés, entraînant une peine moins lourde » [Taxquet, gde ch. : préc. ; § 97] ou encore, à la suite d’un appel, il ne doit pas « ignorer la raison pour laquelle sa peine, prononcée en fonction des responsabilités respectives de chacun des coaccusés, a pu être successivement inférieure et supérieure à celle de son coaccusé » [Voica : préc. ; § 52]. Mais la motivation exigée se rapporte d’abord à la gravité des faits, la Cour envisageant surtout que les différences entre les peines prononcées traduisent la différence de degrés d’implication ou de responsabilité des coaccusés. La modification du droit français, qui a suivi, pour introduire la motivation des arrêts de Cour d’assises [art. 365‑1 CPP], n’exige pas non plus du juge des explications quant à la fixation de la peine [selon la disposition précitée, « la motivation consiste dans l'énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des faits reprochés à l'accusé, ont convaincu la cour d'assises »], et les nouveaux principes ont été accueillis avec bienveillance par la Cour européenne des droits de l’Homme [v. les différents arrêts rendus contre la France le 10 janvier 2013, par ex. Legillon : préc. ; § 68]. La Chambre criminelle a encore récemment validé le défaut de motivation de la peine dans les arrêts de Cour d’assises [Cass. crim., 18 févr. 2015, n° 14‑82.487 : inédit ; « l'absence de motivation des peines prononcées par les cours d'assises, qui s'explique par l'exigence d'un vote, n'est pas contraire aux [articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, 132-23 et 132-24 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale, ni ne viole ensemble les droits de la défense et le principe de la personnalisation de la peine] »].
Pourtant, l’intime conviction, qui s’opposerait à la motivation de l’établissement de la culpabilité, ne concerne pas la fixation de la peine. Et le recours au vote, avancé par la Chambre criminelle, n’est une justification guère suffisante de l’absence de motivation sur la peine : « la Cour d’assises délibère […] sur l’application des peines » avant de procéder au vote [art. 362 CPP], de la même manière que « la Cour et le jury délibèrent, puis votent » sur les questions liées à la culpabilité [art. 356 CPP], si bien qu’on comprend mal comment le même procédé permettrait, pour la culpabilité, la rédaction de la feuille de motivation imposée par la loi et empêcherait, pour la fixation de la peine, toute explication. De même, l’exigence d’une « décision spéciale » permettant à la Cour d’assises d’allonger la période de sûreté, imposée à l’article 132-23 du Code pénal, n’a jamais été interprétée comme imposant une obligation de motivation, malgré la sévérité de la mesure [Cass. crim., 7 nov. 2007, n° 07‑82.382 : inédit Cass. crim., 23 oct. 2013, n° 12‑88.285 : inédit : « attendu qu'aucune disposition légale n'impose à la cour d'assises, dont les délibérations sont régies par le seul article 362 du code de procédure pénale, de motiver la décision spéciale par laquelle elle porte aux deux tiers de la peine la durée de la période de sûreté assortissant celle-ci, en application de l'article 132‑23 du code pénal »]. Paradoxalement, la courte peine privative de liberté doit être motivée [v. l’art. 132-19 du Code pénal, dont les très nombreuses modifications, cependant, rappellent l’échec constant], à la différence des peines de même nature les plus lourdes. En réalité, le contrôle par la Cour de cassation de la motivation de l’emprisonnement est filant, alternant contrôle plus rigoureux et exigence minimale [v. nos obs. ici ou notre chr., n° 68 et s.]. Il en ressort globalement que la détermination de la culpabilité, parce qu’elle permet d’établir la matérialité des faits et leur gravité, suffit en grande partie à justifier la nature et le quantum de la peine prononcée.
C’est, dans cet état du droit, que l’arrêt Lhermitte [CEDH, sect. II, 26 mai 2015, Lhermitte c. Belgique, req. n° 34238/09] réalise un apport, s’agissant du contrôle de la motivation de la condamnation, pour une requérante qui avait égorgé ses cinq enfants et avait été condamnée à la réclusion à perpétuité par la Cour d’assises belge. Quant au contrôle européen réalisé en l’espèce de la motivation de la culpabilité, notamment s’agissant de la mise à l’écart de l’irresponsabilité pénale malgré l’existence d’expertises militant en ce sens, nous nous contenterons de renvoyer à l’opinion dissidente commune aux juges SAjo, Keller et Kjolbro, dont l’exposé simple et limpide pointe justement, il nous semble, les faiblesses du raisonnement européen. Mais la Cour européenne des droits de l’Homme était aussi saisie directement de la critique de la motivation insuffisante de la fixation de la peine [ibid., § 25 : « la requérante fait valoir que le verdict du jury ainsi que l’arrêt de la cour d’assises n’étaient pas motivés quant à sa culpabilité et quant à la détermination de la peine »], et elle a accepté d’en réaliser le contrôle sur le fondement de l’article 6 [« par ailleurs, s’agissant spécifiquement de la fixation de la peine, la Cour note que l’arrêt de la cour d’assises était dûment motivé sur ce point et qu’il ne comporte aucune apparence d’arbitraire » [ibid., § 33] : il en ressort que l’accusé doit disposer « de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation ainsi que la peine qui ont été prononcés à son encontre » [ibid., § 34]. Cet arrêt nous donne l’occasion de revenir sur les liens particuliers entre le procès équitable et la peine privative de liberté. Nous évoquerons ensuite plus particulièrement son apport nous intéressant, concernant la motivation de la peine privative de liberté, afin notamment d’identifier les exigences que la Cour européenne des droits de l’Homme pourrait imposer pour permettre à l’accusé de comprendre les motifs ayant conduit à la fixation de sa peine.