lundi 17 novembre 2014

[obs.] La perpétuité réelle française sous l’examen européen : certitudes et incertitudes du contrôle européen de la peine perpétuelle [à propos de l’arrêt Bodein]



1. La distinction entre la peine perpétuelle répressive et la peine perpétuelle sécable. Alors que la Cour européenne des droits de l’Homme a posé un arrêt de principe quant à son contrôle de la peine perpétuelle sur le fondement de l’article 3 en juillet 2013 [CEDH, gde ch., 9 juil. 2013, Vinter et autres c. Royaume-Uni, req. nos 66069/09, 130/10 et 3896/10 : Rec. CEDH, 2013 ; D., actu., 12 juil. 2013, obs. M. Léna ; ibid., 2013, p. 2081, note J.‑F. Renucci ; ibid., p.  2713, chron. G. Roujou de Boubée ; ibid., 2014, p. 1235, chron. J.-P. Cere ; RFDA, 2014, p. 538, chron. L. Labayle ; AJP, 2013, p. 494, obs. D. van Zyl Smit ; RSC, 2013, p. 625, chron. P. Poncela ; ibid., p. 649, obs. D. Roets ; Dr. pénal, 2013, comm. n° 165, obs. É. Bonis-Garçon ; ibid., 2014, chron. n° 3, obs. V. Peltier ; ibid., chron. n° 4, chron. E. Dreyer ; JCP, 2014, n° 970, obs. L. Milano ; ibid., 2013, 918, obs. F. Sudre : la Cour s’est prononcée dans cette affaire sur une condamnation à la peine perpétuelle obligatoire en droit interne, prévue en cas d’assassinat, s’agissant d’une peine créée à la suite de l’abrogation de la peine de mort, concernant laquelle le juge avait étendu à la totalité de son exécution le mécanisme empêchant l’accès du condamné à la libération conditionnelle], la Cour européenne des droits de l’Homme a déjà eu à quatre reprises l’occasion d’en préciser les apports, une fois quant au droit turque [CEDH, sect. II, 18 mars 2014, Ocalan c. Turquie (n° 2), req. nos 24069/03, 197/04 et 6201/06 :  D., 2014, p. 1235, chron. J.-P . Cere : le requérant avait été condamné initialement à la peine de mort, commuée, à la suite de l’abrogation de cette dernière, en une peine perpétuelle aggravée, empêchant l’octroi de la libération conditionnelle], une fois quant au droit hongrois [CEDH, sect. II, 20 mai 2014, Laszlo Magyar c. Hongrie, req. n° 73593/10, en angl. : le requérant avait été condamné à la perpétuité sans possibilité d’obtenir une libération conditionnelle, du fait de sa qualité de récidiviste], une fois quant au droit bulgare [CEDH, sect. IV, 8 juil. 2014, Harakchiev et Tolumov c. Bulgarie, req. nos 15018/11 et 61199/12, en angl. ; v. notre chron., n° 54 : le requérant avait été condamné à une modalité spéciale de la peine perpétuelle, l’empêchant de bénéficier de la libération conditionnelle, sauf à en obtenir la commutation en une peine perpétuelle de droit commun, la peine dérogatoire ayant servi au remplacement de la peine de mort] et une fois quant au droit français [CEDH, sect. V, 13 nov. 2014, Bodein c. France, req. n° 40014/10 : la Cour s’est prononcée sur la perpétuité réelle du droit français, issue de l’extension de la période de sûreté à la totalité de la peine, empêchant, sauf relèvement, le bénéfice des principaux aménagements de peine, dont la libération conditionnelle]. À chaque fois, c’est une modalité dérogatoire de la peine perpétuelle qui était soumise au contrôle de la Cour européenne des droits de l’Homme sur le fondement de l’article 3, celle-ci se substituant à la peine de mort, au plus près ou plus loin de son abrogation, et se justifiant par la gravité des infractions commises. La sévérité de la répression se caractérise par l’exclusion de principe, durant la totalité de la peine, de l’obtention des mesures d’aménagement de peine, la principale restant la libération conditionnelle, à la différence des modalités moins sévères de peine perpétuelle, empêchant uniquement l’obtention des mesures d’aménagement de peine de droit commun durant un temps d’épreuve. Le panorama issu de ces cinq arrêts montre la récurrence dans les États du Conseil de l’Europe [au moins, donc, en France, en Angleterre, en Hongrie, en Bulgarie et en Turquie] de ces peines perpétuelles particulièrement sévères. Plutôt que de perpétuité réelle [expression certes couramment utilisée, mais impropre, dès lors que celle‑ci, au sens strict, celle incompressible, qui suppose d’interdire de facto et de jure toute possibilité de libération, constitue assurément un traitement inhumain et dégradant par nature ; CEDH, gde ch., 12 févr. 2008, Kafkaris c. Chypre, req. n° 21906/04 : Rec. CEDH, 2008 : RSC, 2008, p. 692, obs. D. Roets ; § 97.], c’est plus justement la notion de peine perpétuelle répressive que nous évoquerons , celle-ci étant censée conserver durant la totalité de son exécution son objectif de punition, de répression ou encore de châtiment : elle est justifiée « lorsque la gravité de l’infraction est si exceptionnellement élevée qu’un juste châtiment exige que son auteur demeure en prison pour le restant de ses jours » [v. CEDH, sect. IV, 17 janv. 2012, Vinter et autres c. Royaume-Uni, req. nos 66069/09, 130/10 et 3896/10 : JCP, 2012, doctr., n° 924, chron. F. Sudre ; D., 2012, p. 1294, chron. J.‑P. Céré ; § 103 : la Cour citait ici la motivation employée par le juge national]. L’objectif permanent de répression justifie l’exclusion de l’application de l’article 5 § 4 à la peine perpétuelle répressive [l’article dispose que « toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal, afin qu'il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale »], puisque la peine « ne [repose] pas sur des éléments risquant d’évoluer avec le temps » [ibid., § 102] et que « que l’examen de la légalité de la détention du requérant, imposé par l’article 5 § 4, [est] englobé dans la condamnation prononcée par le juge et qu’aucun réexamen n’[est] donc requis [sur ce fondement] » [ibid.] : elle est soumise à la théorie du contrôle incorporé, c’est-à-dire que la décision de condamnation du Tribunal, qui assure le contrôle de la légalité de la privation de liberté, épuise tout contrôle judiciaire ultérieur. La peine perpétuelle répressive doit en revanche être distinguée de celle d’un autre type, celle sécable « en une période punitive et une période de sécurité » [ibid.] ou qui « se [constitue] d’une période punitive (pour satisfaire à l’impératif de châtiment) et du reste de la peine, lorsque le maintien en détention avait été décidé à l’aune des critères du risque et de la dangerosité » [ibid., § 103] : le constat par la Cour européenne des droits de l’Homme du terme de sa période répressive entraîne la requalification de la peine en mesure de sûreté, au-delà des distinctions internes, aboutissant à reconnaitre pour la seconde partie seulement l’application de l’article 5 § 4, afin de solliciter devant le Tribunal une libération anticipée, fondée sur la disparition du « risque » ou « de la dangerosité », c’est-à-dire des éléments « risquant d’évoluer avec le temps », pour reprendre la terminologie européenne.

vendredi 7 novembre 2014

[chr.] Chronique jurisprudentielle de droit général de la privation de liberté [15 juin 2014 - 14 juillet 2014]

Chronique jurisprudentielle de droit général de la privation de liberté
15 juin 2014 au 14 juillet 2014

Un droit de la privation de liberté. En prolongement de ma thèse, établissant un « Essai de la théorie générale des droits d'une personne privée de liberté » [2014, Nancy], cette chronique vise à présenter une partie de l’actualité juridique de la privation de liberté, concernant les éléments susceptibles d'éclairer sa théorie générale, soit qu'ils se situent directement dans son encadrement général supra-légal, l'article 66 de la Constitution ou l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'Homme principalement, soit qu'ils concernent un élément qui, sans avoir d'implication supra-légale, se retrouve répandu dans l'ensemble des cas spéciaux de la privation de liberté de la législation nationale. L'existence d'un droit de la privation de liberté peut sans doute être caractérisée, non pas seulement du fait de son objet, mais du fait d'une cohérence le structurant : la présente chronique se propose de traiter de sa partie générale dans son actualité jurisprudentielle.