1. La libération humanitaire
du détenu à l’état de santé incomptable. Dans l’arrêt Mouisel [CEDH,
14 nov. 2002, Mouisel c. France, req. n° 67263/01 : Rec. CEDH, 2002-IX ;
LPA, 19 juin 2003, p. 15, comm. H. TIGROUDJA ; ibid., 16 juil. 2003, p. 13,
comm. D. ROETS ; D., 2003, p. 524, obs. J. F. RENUCCI ; ibid., p. 303, note H.
MOUTOUH ; ibid., p. 919, chron. J.-P. CÉRÉ ; RSC, 2003, p. 144, chron. F.
MASSIAS ; AJDA, 2003, p. 603, chron. J.-F. FLAUSS] la
Cour européenne des droits de l’Homme a sanctionné le « maintien » en détention, malgré
l’état de santé incompatible, du requérant, ce qui revenait à reconnaître
l’existence d’un droit à la libération pour des motifs humanitaires. La
jurisprudence européenne n’a d’ailleurs pas tardé à formuler expressément ce
droit à la libération, à la suite de l’arrêt Mouisel [CEDH,
sect. IV, 7 juil. 2009, Grori c. Albanie,
req. n° 25336/04, en angl. ; § 126 : « in
exceptional cases, where the state of a detainee’s health is absolutely
incompatible with detention, Article 3 may require the release of such a person
under certain conditions »].
A
lire l’arrêt Mouisel, ce droit à la
libération promettait d’être large : « l’état
de santé, l’âge et un lourd handicap physique constituent désormais des
situations pour lesquelles la capacité à la détention est aujourd’hui posée au
regard de l’article 3 de la Convention en France » [Mousiel, § 38].
L’article 3 offre donc aux détenus, un droit à la libération, en cas d’état de
santé incompatible, ou un droit à l’amélioration de la prise en charge
médicale, si celle-ci est insuffisante, sans pour état que l’état de santé soit
incompatible [v. pour
une synthèse de ces différentes exigences dans laquelle la Cour fait œuvre de
pédagogie dans la formulation des principes applicables, et les distinctions
entre le droit à la libération et le droit à l’obtention d’un meilleur
traitement médical, CEDH, sect. II, Ürfi Cetinkaya c. Turquie, req. n° 19866/04 ; § 87 et s.]. La jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l’Homme ultérieure à préciser les contours de ce droit à la
libération, limité par trois conditions [CEDH, 15 janv. 2004, Sakkopoulos c. Grèce, req. n° 61828/00 : § 39] :
: il faut « tenir compte, notamment, de
trois éléments afin d’examiner la compatibilité d’un état de santé préoccupant
avec le maintien en détention du requérant : (a) la condition du détenu, (b) la
qualité des soins dispensés et (c) l’opportunité de maintenir la détention au
vu de l’état de santé du requérant ». Par « la condition du détenu », la Cour vise son état de santé, qui
doit présenter une gravité « exceptionnelle »
[CEDH, sect. I, 12 juin 2008, Kotsaftis c. Grèce, req. n° 39780/06, § 49 :
« s'agissant en particulier de personnes
privées de liberté, la Cour souligne que dans un État de droit la capacité à
subir une détention est la condition pour que l'exécution de la peine puisse
être poursuivie », si bien que « dans des cas "exceptionnels" où
l'état de santé du détenu est "absolument incompatible" avec sa
détention, l'article 3 peut exiger la libération de la personne concernée sous
certaines conditions »]. La Cour reprend par ailleurs un critère
déjà dégagé par la Commission et repris déjà par l’arrêt Papon [CEDH, sect. I, 25 juil. 2002, Papon c. France, req. n° 54210/00] de
la « qualité des soins en détention ».
Enfin, la Cour consacre le critère de « l’opportunité de maintenir en détention », ce qui oblige à
tenir compte des risques de récidive.
2.
Le cas d’un détenu mort en détention.
Dans
l’arrêt signalé [CEDH,
sect. IV, 28 nov. 2017, Dorneanu c.
Roumanie, req. n° 55089/13], la Cour européenne des droits de l’Homme
était saisie du cas d’un condamné atteint d’un cancer en stade terminal [et ce dès la condamnation et la mise à
exécution de la peine], qui était resté détenu, lorsqu’il passa son
dernier séjour à l’hôpital de BACAU, où il décéda. Entre le début de
l’exécution de la peine et le décès, il s’était écoulé seulement 9 mois et
demi, au cours desquels le détenu fit l’objet de dix-sept transferts d’un
établissement pénitentiaire à l’autre et de sept transferts à destination des
établissements de santé de Bacău, de Iaşi et de Bucarest [§ 88] et son état de santé ne fit
que s’aggraver, au point d’avoir besoin d’assistance et de sombrer dans la
dépression – autant dire un calvaire. La Cour était donc saisie du cas d’un
détenu dont il n’était pas contesté que la mise à exécution de la peine l’avait
condamné à mourir rapidement en détention, sauf à bénéficier d’une libération
pour motif humanitaire. La Cour a retenu une violation de l’article 3 tenant
dans le maintien en détention du requérant, ce qui n’est guère surprenant. Mais
dans ce contexte, l’examen poussé par la Cour des conditions lui permettant
d’établir que le détenu n’aurait pas dû être maintenu en détention jusqu’à son
décès laisse à penser que, dans le standard européen, la libération humanitaire
est limitée, si ce n’est à des situations désespérés, au moins à des situations
exceptionnelles.
3.
Le maintien d’une considération pour le niveau de soins apporté en détention
apporté au détenu mourant. Le détenu avait saisi la Cour avant son
décès et il alléguait contre l’État, notamment, que son maintien en détention
malgré sa maladie constituait un traitement inhumain et dégradant en violation
de l’article 3 de la Convention et que des manquements dans l’administration de
son traitement mettait sa vie en danger, en violation de l’article 2. La Cour a
reconnu l’existence d’une violation de l’article 3 « en raison du maintien en détention » du détenu jusqu’à sa mort
[§ 48] – ce
qui revient à reconnaître que le détenu aurait dû être libéré avant – tout en
notant par ailleurs, sur le pan de l’article 2, que les autorités n’avaient pas
« failli à leur obligation positive
de protéger [la] santé [du
détenu] de manière appropriée » [§ 53]. Pour le cas du détenu
mourant, une lecture rapide de l’arrêt pourrait donc laisser croire que la
libération humanitaire se trouve déconnectée de la capacité de l’autorité
pénitentiaire d’assurer au détenu un niveau de soins satisfaisant. L’atteinte à
la dignité humaine ne résulterait donc pas des lacunes des soins apportés en
détention, par rapport aux soins qui seraient apportés en liberté, mais dans la
reconnaissance que le régime de la détention est par nature incapable de
procurer à la personne une mort de qualité. Pour autant, la Cour européenne des
droits de l’Homme, même s’agissant d’un détenu mourant, n’a pas renoncé en
l’espèce à une « appréciation
globale » [§ 100] renvoyant aux trois conditions exposées ci-dessus. La
Cour a donc scrupuleusement étudié le niveau de soins apporté au détenu. Ainsi,
la Cour a noté les nombreux points insatisfaisants du traitement dispensé au
détenu [à savoir, le nombre
trop élevé de transferts, qui ont exacerbé les sentiments d’angoisse - §
90 ; l’absence de mises à disposition au détenu d’une personne qualifiée,
alors que celui-ci était « devenu
incapable d’accomplir les actes élémentaires de sa vie quotidienne sans
assistance » - § 94 ; l’absence de soins psychologiques dispensés
au détenu, malgré sa dépression - § 94]. La Cour a donc conclu
qu’« au fur et à mesure que sa
maladie progressait, le requérant ne pouvait plus y faire face en milieu
carcéral » [§ 95], ce
qui revenait à refuser de reconnaître que dès la mise à exécution, l’état de
santé était incompatible avec la détention [alors que les autorités savaient déjà que l’issue fatale de
la maladie surviendrait à court terme], sans pour autant préciser le
moment à partir duquel le maintien en détention a été réalisé en violation de
l’article 3. Dans le domaine somatique, l’incompatibilité de l’état de santé
avec la détention fait l’objet d’une appréciation restrictive de la Cour, y
compris pour des peines privatives de liberté plutôt courtes, ce qui justifie,
y compris pour le mourant, d’apprécier le niveau de soins apportés en détention
[en l’espèce, le condamné
devait purger une peine de trois ans et quatre mois – v. aussi pour une peine
de deux ans d’emprisonnement, CEDH,
sect. I, 18 févr. 2016, Rywin c. Pologne,
req. nos 6091/06, 4047/07 et 4070/07], quand son appréciation
semble plus souple en matière mentale [CEDH,
sect. II, 17 nov. 2015, Bamouhammed c.
Belgique, req. n° 47687/13]. En tout cas, le fait que le
détenu soit mourant n’aboutissait pas à ce que la Cour se dispense d’étudier le
niveau de soins apporté en détention, pour déterminer si celui-ci aurait dû
être, pour des motifs humanitaires, libéré. Il faut donc en conclure que ce critère
doit être étudié, en tout état de cause, nonobstant le stade de la maladie
mortelle dont est atteint le détenu.
4.
Le maintien d’une marge d’appréciation aux États saisis d’une demande d’aménagement
de peine par le détenu mourant. L’arrêt Mouisel avait abouti à consacrer l’obligation pour les États d’aménager
en droit interne un recours pour permettre aux détenus d’obtenir une libération
pour motif médical. Depuis, la Cour reconnait une marge d’appréciation certaine
aux décisions des autorités nationales, rappelant par exemple que « qu’elle ne peut pas substituer son
point de vue à celui des juridictions internes quant au maintien ou non de la
détention, en particulier lorsque, comme en l’espèce, leurs décisions ont été
rendues sur le fondement d’avis d’experts et que les autorités nationales ont
satisfait en général à leur obligation de protéger l’intégrité physique du
requérant » [Rywin, préc., §
149]. Même dans le cas du détenu mourant, la Cour européenne des droits de
l’Homme s’attache à l’analyse des décisions prises par les autorités internes.
En l’espèce, une Cour d’appel avait refusé l’octroi d’une mesure d’interruption
de la peine pour motif médical, au motif que le détenu pouvait bénéficier d’un
traitement satisfaisant en détention. La Cour va donc s’attacher à expliquer
les raisons qui lui permettent de « substituer »
son point de vue à celui des autorités internes. La position de la Cour d’appel
n’est pas renversée par principe, ce qui confirme que, même pour le détenu
mourant, un niveau de soins suffisant en détention pourrait permettre le
maintien en détention jusqu’à la mort. Sur le plan de l’état de santé, la Cour
va ainsi noter que l’avis de la Cour d’appel n’a pas suffisamment pris en
compte l’impact des différents transferts sur la situation de l’individu [§ 97].
Ensuite, la Cour européenne des droits de l’Homme note que la procédure a été
trop lente [§ 98], alors même que la maladie du détenu était en phase
terminale. Le fait que le détenu soit mourant impose logiquement que les
autorités traitent ses demandes d’aménagement de peine dans l’urgence, ce qui
permettrait à la Cour de sanctionner les États, malgré l’obtention d’un
aménagement de peine, dès lors que la procédure n’aurait pas été menée avec
célérité. Compte‑tenu de ces éléments, la Cour a pu établir que « les procédures en cause ont été appliquées
en privilégiant les formalités plutôt que les considérations humanitaires »
[§ 97]. Sans doute que, saisie du cas d’un détenu mourant, la Cour s’octroie un
contrôle plus poussé des décisions internes, ce qui réduit la marge
d’appréciation des États dans ce cas, par rapport à la situation d’un détenu
lourdement malade qui ne serait pas encore dans une phase terminale de la
pathologie. Pour autant, le principe de ce que la Cour n’a pas à substituer son
point de vue à celui des juridictions internes reste malgré tout posé, même
dans le cas du détenu mourant.
5.
L’assouplissement pour le détenu mourant de l’appréciation du risque de
récidive. La Cour s’est prononcée sur « l’opportunité de maintenir le requérant en détention » [§ 96], rappelant qu’un risque pour l’ordre public était de nature à
bloquer la libération humaine, même dans le cas d’un détenu mourant. Et la Cour
a rappelé en cette matière le principe d’un contrôle limité, dès lors que « la Cour ne saurait substituer son point de vue à celui des juridictions
internes » [ibidem]. La juridiction interne ne s’était pas opposée à la libération du
détenu mourant pour un risque pour l’ordre public. La Cour aurait pu en tirer
la conséquence que la libération du détenu n’aurait posé aucune difficulté sur
ce plan. Pour autant, la Cour européenne des droits de l’Homme a malgré tout étudié
la question de « l’opportunité »
du maintien en détention du requérant d’office,
montrant qu’elle entendait être attentive à cette question, avant de
reconnaître l’existence d’un maintien en détention contraire à la détention. Sur
ce point, l’appréciation faite par la Cour met en évidence les critères à
prendre en considération comme le quantum de la peine prononcée, le quantum
déjà exécuté, les antécédents judiciaires, le comportement du détenu, notamment
au cours de son procès [et
sans doute, par extension, en prison], le régime de détention [§ 96]. Si ces critères ne sont
évidemment pas exhaustifs, ils semblent laisser la place pour qu’un risque
modéré de réitération s’oppose à la libération humanitaire, sauf dans le cas du
détenu mourant. En effet, l’examen de ce critère par la Cour est largement
assoupli par le fait que le détenu se trouvait au stade terminal de sa
maladie : la Cour note en effet qu’« en raison de son état de santé, le risque de récidive ne pouvait
qu’être minime » [§ 96]. En qualifiant
le risque de récidive de « minime »,
et ce alors même que le détenu avait été condamné pour des faits de
participation « à un vaste réseau
criminel opérant dans le domaine économique », soit une criminalité
sollicitant d’abord les capacités intellectuelles du délinquant plutôt que
physiques, la Cour réduit donc considérablement les cas dans lesquels le
maintien en détention serait justifié par des considérations d’ordre public,
pour le détenu mourant.
6.
Derrière l’affichage des principes. À la lecture de cet arrêt, on
trouve nombreuses formules générales – et plus ou moins inédites en ce domaine
– qui laisseraient croire que la libération humanitaire a vocation à
s’appliquer largement. Par exemple, la Cour affirme que « le tableau clinique d’un détenu fait désormais partie des éléments à
prendre en compte dans les modalités d’exécution d’une peine privative de
liberté, notamment en ce qui concerne le maintien en détention des personnes
atteintes d’une pathologie engageant leur pronostic vital ou dont l’état est
durablement incompatible avec la vie carcérale » [§ 97]. Ou encore, « pendant les derniers stades de la maladie,
où plus aucun espoir de rémission n’est permis, le stress inhérent à la vie en
milieu carcéral peut avoir des répercussions sur l’espérance de vie et sur
l’état de santé du détenu » [§
93]. La
Cour a ainsi noté en l’espèce que les autorités ont « empêché le requérant, alors mourant, de vivre ses derniers jours dans
la dignité » [§ 97]. Mais
après l’analyse de l’arrêt, il n’apparaît pas qu’il existerait véritablement
deux régimes distincts obligeant à une libération humanitaire, à savoir l’un plus
restrictif pour le détenu lourdement malade, et l’autre plus souple pour le
détenu mourant, sauf pour l’appréciation du risque de récidive. Dans ces conditions,
seules des situations exceptionnelles justifient la libération [ce qui était évidemment le cas en l’espèce]. Le
stade terminal d’une pathologie mortelle, par principe, n’apparaît pas comme un
état de santé incompatible avec la détention. Ainsi, la lecture de l’arrêt ne
permet pas d’écarter avec certitude que la Cour n’aurait pas retenu une violation
de la Convention, dans le cas où le détenu n’aurait pas été astreint à ces très
nombreux transferts entre les établissements pénitentiaires. Dans ces
conditions, on ne s’étonnera pas que la Cour ne remette jamais en cause, tout
au long de son arrêt, le principe même de la condamnation de l’individu à une
peine privative de liberté, ou même sa mise à exécution, alors que les
autorités savaient dès avant que le requérant était atteint d’une pathologie
qui le tuerait rapidement. La marge d’appréciation reste forte, au point
de reculer, jusqu’aux derniers temps, le moment des mesures humanitaires.
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