jeudi 6 août 2015

[tab.] Les injonctions en amélioration des conditions de détention devant le juge administratif des référés

La vétusté et l’insalubrité des établissements pénitentiaires – donc les atteintes à sa dignité, mais aussi, plus largement, à ses différents droits et libertés fondamentales, comme le droit à la santé – peuvent être combattues devant le juge administratif par l’usage d’un référé-liberté [v. pour des actions ayant prospéré, au moins en partie, TA Marseille, 13 déc. 2012, Section française de l'observatoire international des prisons, n° 1208103 : AJDA, 2012, p. 2414, obs. D. Necib, ou, s’agissant de l’appel de l’ordonnance précitée qui n’avait accueilli que partiellement les demandes, CE, réf., 22 déc. 2012, Sect. Fr. OIP, n° 364584 : Rec. CE ; D., 2013, p. 1304, chron. É. Péchillon ; AJP, 2013, p. 232, obs. É. Péchillon ; JCP, 2013, n° 87, note O. Le Bot ;ADL, 27 déc. 2012, note S. Slama ; JCP A, 2013, n° 2017, obs. G. Koubi ou TA Fort-de-France, 17 oct. 2014, Sect. Fr. OIP, n° 1400673 : D., actu., 24 oct. 2014, obs. M. Léna ou CE, réf., 30 juil. 2015, 392043, OIP-SF et Ordres des avocats au barreau de Nîmes à paraître au Bulletin – le dernier arrêt du Conseil d’État a été rendu après un rejet des demandes formulées par le juge du fond : TA Nîmes, réf., 17 juil. 2015, n° 1502166] ou d'un référé mesure-utile [TA Marseille, 10 janv. 2013, Sect. Fr. OIP, n° 1208146 : AJDA, 2013, p. 80, obs. D. Necib], afin d’obtenir des injonctions visant à l’amélioration des conditions de détention. Ces décisions permettent une première recension des injonctions demandées et de celles prescrites par le juge, et le bilan reste quelque peu décevant, alors que la Cour européenne des droits de l’Homme a considéré, dans un obiter dictum, que cette voie des référés administratifs pourrait apparaître comme un recours national utile pour permettre la contestation des conditions de détention indignes [v. CEDH, sect. V, 21 mai 2015, Yengo c. France, req. n° 50494/12 ; v. notre comm. ici].
Surtout, la dernière ordonnance du Conseil d’État  de juillet [préc.] consacre une vision restrictive des pouvoirs d’injonction du juge administratif saisi en référé-liberté, limités à la prescription de « mesures d'urgence que la situation permet de prendre utilement et à très bref délai ». En l'espèce, le juge a prononcé des injonctions qui peuvent apparaître finalement dérisoires [prendre, dans les meilleurs délais, toutes les mesures qui apparaîtraient de nature à améliorer, dans l'attente d'une solution pérenne, les conditions matérielles d'installation des détenus durant la nuit, assurer et améliorer l'accès des détenus aux produits d'entretien des cellules et à des draps et couvertures propres, doter l'accueil des familles d'un moyen d'alarme, demander l'autorisation de travaux pour la modification du système sécurité incendie et réaliser un diagnostic de sécurité sur le désenfumage de la partie hébergement homme], quand bien même il a noté par ailleurs la situation « gravement préoccupante » de l’établissement pénitentiaire au regard de la surpopulation y régnant.
Auparavant en juin, le Conseil d’État s’était déjà montré rigoureux dans la matière du référé mesure-utile, annulant l’ordonnance du juge des référés de premier degré [TA Melun, 19 janvier 2015, OIP, n° 1410906], qui avait enjoint à l’administration pénitentiaire de détruire le muret de séparation dans les parloirs de l’établissement de Fresnes [CE, 3 juin 2015, n° 387683 : inédit]. Le Conseil d’État a reproché au juge du premier degré sa motivation, caractérisant l’urgence par la violation d’une disposition du Code de procédure pénale,  « sans rechercher si des éléments concrets, propres à l'espèce, étaient susceptibles de caractériser l'urgence ». Le juge des référés du Tribunal administratif de Melun, à qui l’affaire a été renvoyée, a adopté la même injonction, en adoptant une motivation plus conforme aux exigences du Conseil d’État [TA, 15 sept. 2015, OIP, n°1410906]. Dès lors, si le référé mesure-utile n’est donc pas impropre par nature à l’obtention de meilleures conditions de détention, le Conseil d’État veille au contrôle de la condition d’urgence, qui ne saurait être appréciée in abstracto, par exemple du fait de la violation de la loi, mais nécessite une caractérisation in concreto.
Finalement, cette jurisprudence ne dessine pas de recours spécial en amélioration des conditions de détention, le référé-liberté comme le référé mesure-utile restant, en cette matière, soumis aux conditions de droit commun, le Conseil d’État veillant à leur respect et à interdire toute déformation [cette approche du Conseil d’État n’est pas sans rappeler celle qu’il suit en matière d’isolement pénitentiaire, toujours concernant l’usage des référés ; v. sur ce point, notre comm. ici, in fine]. S’il y a bien un juge pénitentiaire [M. Guyomar, « Le juge administratif, juge pénitentiaire » ; in Terres du droit, Mélanges Jegouzo, Dalloz, 2009, p. 471], il œuvre à travers les actions de droit commun, recours en excès de pouvoir ou référés administratifs, sans qu’il n’existe, à proprement parler, d’action pénitentiaire.

lundi 3 août 2015

[obs.] Le peu de droits du suspect interrogé librement : la persistance du lien entre droits de la défense et privation de liberté [CEDH, sect. II, 16 juin 2015, Schmid Laffer c. Suisse, req. n° 41269/08]


1. L’audition du suspect sans contrainte devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Il y a des questions dont on attendait impatiemment la solution et qui sont finalement tranchées au moment où elles n’ont pratiquement plus d’intérêt... Tel est le cas de la question du contenu des droits de la défense applicable au suspect entendu librement par la police, tranché récemment par la Cour européenne des droits de l’Homme sur le fondement de l’article 6 [CEDH, sect. II, 16 juin 2015, Schmid-Laffer c. Suisse, req. n° 41269/08], alors que le droit français a déjà consacré au profit du suspect en audition libre les droits à l’assistance d’un avocat durant l’interrogatoire et à la notification du droit au silence [art. 61-1 CPP – v. M. Toullier, « Le statut du suspect à l'ère de l'européanisation de la procédure pénale : entre “petite” et “grande” révolutions » ; RSC, 2015, p. 127 ou S. Pellé, « Garde à vue : la réforme de la réforme (acte I) » ; D., 2014, p. 1508], réalisant ainsi une coupure forte entre la privation de liberté du suspect et le déclenchement des droits de la défense. Pour autant, on aurait tort de ne pas s’intéresser à la solution adoptée, surtout lorsqu’elle confirme la direction générale prise par la Cour européenne des droits de l’Homme quant aux droits de la défense du suspect, tendant à réduire progressivement les potentialités de ses célèbres arrêts Salduz [CEDH, gde ch., 27 nov. 2008, Salduz c. Turquie, req. n° 36391/02 : Rec. CEDH, 2008 ; D., 2009, p. 2897, note J.‑F. Renucci ; AJDA, 2009, p. 852, chron. J.‑F. Flauss ; JCP, 2009, I, n° 104, chron. F. Sudre ; Dr. pénal, 2009, n° 4, chron. E. Dreyer] et Dayanan [CEDH, sect. II, 13 nov. 2009, Dayanan c. Turquie, req. n° 7377/03 : AJP, 2010, p. 27, note C. Saas ; D., 2009, p. 2897, note J.‑F. Renucci ; RSC, 2010, p. 231, obs. D. Roets ; Gaz. Pal., 3 déc. 2009, note H. Matsopoulou ; Dr. pénal, 2010, n° 3, chron. V. Lesclous], dont l’éclat ne fait que s’atténuer. En l’espèce, l’amant d’une femme en instance de divorce avait poignardé le mari de celle-ci, avait été arrêté immédiatement et avait avoué la tentative de meurtre. La requérante avait été entendue librement et en qualité de témoin le 1er août, sans avoir bénéficié de la notification de son droit de garder le silence ou de tout autre droit, ni de l’assistance d’un avocat et elle avait tenu des déclarations incriminantes : elle avait admis avoir évoqué avec son amant la possibilité d’assassiner son mari pour plaisanter et avait décrit le déroulement du jour des faits duquel il ressortait qu’elle pouvait difficilement avoir ignoré le projet de son amant [Schmid‑Laffer : préc. ; § 10]. La requérante n’avait toutefois pas avoué franchement avoir incité son amant à tuer son mari, ce qu’elle fit plus tard alors qu’elle était placée en détention provisoire, avant de se rétracter, après avoir pu enfin bénéficier de l’assistance d’un avocat commis d’office. Elle était finalement condamnée, notamment, pour avoir incité son amant à commettre le crime. Devant la Cour européenne des droits de l’Homme, c’est uniquement son audition du 1er août que la requérante critiquait sur le fondement de l’article 6, et celle-ci se plaignait, plus précisément, d’une atteinte à son droit de garder le silence. L’arrêt concerne donc directement la question de l’applicabilité des droits de la défense, tels qu’ils ressortent de l’article 6, au suspect interrogé sans contrainte.