1. Les temps modernes. À
imaginer que le plus fin connaisseur de la jurisprudence de la Cour de
cassation serait tombé dans le coma au début des années 2000, celui-ci n’en
aurait surement pas cru ses yeux quand, tout récemment éveillé, il se serait
mis à lire l’arrêt rendu par la Chambre criminelle le 8 juillet 2020 [n°
20-81.739], lequel dispose, notamment, que « dans le cas où la
chambre de l’instruction constate une atteinte au principe de dignité à
laquelle il n’a pas entre-temps été remédié, elle doit ordonner la mise en
liberté de la personne ». Et cela tant en raison de la solution qu’en
raison des procédés employés par la Chambre criminelle pour aboutir à cette solution.
A contrario, il ressort
également de l’arrêt qu’« une […] atteinte à la dignité de la
personne en raison des conditions de détention [peut] constituer un
obstacle légal au placement ou au maintien en détention provisoire ». La
Chambre criminelle ouvre donc tout simplement un nouveau cas de mise en
liberté. La solution est remarquable : elle consacre, au moins en matière
de détention provisoire, le droit de la personne privée de liberté à être
libérer en cas de conditions matérielles de détention irrémédiablement indignes,
et ce indépendamment de toute circonstance liée à sa personne, comme par
exemple son état de santé, mais par référence uniquement aux conditions
matérielles dégradées par la surpopulation ou encore la vétusté.
Il s’agit d’abord d’un
spectaculaire revirement de jurisprudence puisque
très récemment encore et dans un arrêt destiné à être publié, la Chambre
criminelle avait fermement décidé « qu’une éventuelle atteinte à la
dignité de la personne en raison des conditions de détention, si elle est
susceptible d’engager la responsabilité de la puissance publique en raison du
mauvais fonctionnement du service public, ne saurait constituer un obstacle
légal au placement et maintien en détention provisoire » [Cass.
crim., 18 sept. 2019, n° 19-83.950]. Il s’agit tout simplement
d’un changement de tropisme, tant il était ancré que la manière dont
s’exécutait la privation de liberté n’était pas une condition de sa légalité
sanctionnée par la libération [v. pour la détention provisoire Cass.
crim., 8 nov. 1988, n° 88-85.185 : « les conditions matérielles dans
lesquelles s'exécute la détention et qui seraient contraires aux
recommandations des conventions internationales échappent à la compétence de la
chambre d'accusation ». – Cass.
crim., 27 janv. 1998, n° 97-86.014 : « la personne mise en examen
[est] irrecevable à critiquer ses conditions de détention à l'occasion d'une
demande de mise en liberté [alors que] celles-ci sont étrangères aux
prévisions de l'article 144 du Code de procédure pénale ». – Cass.
crim., 13 avr. 1999, n° 99-80.481. – Cass.
crim., 29 fév. 2012, n° 11-88.441 : Bull. crim., n° 58 ; AJP,
2012. 471, note E. Senna ; RSC,
2013. 879, obs. X. Salvat ; Gaz.
Pal., 19 juil. 2012. 17, avis G. Lacan], sauf
incapacité à la détention, par exemple pour le détenu gravement malade ou
mourant.
La raison de ce changement
tiendrait, selon la propre motivation de l’arrêt, dans la récente condamnation
de la France par la Cour européenne des droits de l’Homme [CEDH, JMB et autres c. France,
30 janvier 2020, req. n° 9671/15] de la France en raison de la
soumission de détenus à des conditions matérielles de détention indignes sur le
fondement de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme,
mais également sous l’angle de l’article 13 de la Convention, du fait de l’absence
de voie de recours en droit interne pour prévenir l’exposition des détenus à de
tels traitement [§ 16 à 20]. La Chambre criminelle a donc façonné
un recours qu’elle estime conforme aux exigences européennes, au motif qu’
« il appartient au juge national, chargé d’appliquer la Convention, de
tenir compte de ladite décision sans attendre une éventuelle modification des
textes législatifs ou réglementaires » [§ 20].
En dehors de la solution,
l’arrêt est remarquable en ce qu’il cumule les procédés modernes de
construction jurisprudentielle. D’abord, il est rédigé selon les nouveaux
canons rédactionnels établis à la suite de la « réforme » de
la Cour de cassation et comprend donc une « motivation développée ».
Ensuite, la Cour de cassation intègre dans cette motivation directement des
références à des décisions jurisprudentielles, tant à sa propre jurisprudence,
qu’à celle du Conseil constitutionnel ou encore à celle de la Cour européenne
des droits de l’Homme [ce qui est finalement plus habituel pour ce
dernier cas, alors qu’avant cette réforme, la Cour de cassation avait nommément
fait référence aux arrêts Salduz et Dayanan dans ses arrêts du 15
avril 2011 sur l’assistance de l’avocat en garde à vue]. La
jurisprudence apparaît doublement comme source droit : non seulement en
raison des références jurisprudentielles visées, mais aussi parce que l’arrêt
lui-même « fait loi » en dressant ce nouveau cas de mise en liberté,
y compris la procédure devant être menée [v. infra]. De surcroit, la Chambre criminelle
évoque en même temps son renvoi par un autre arrêt, dans la même affaire, d’une
question prioritaire de constitutionnalité portant sur le même thème [la
question est cependant particulièrement mal rédigée, pour citer la Cour
européenne des droits de l’Homme : « Les dispositions des articles
137-3, 144 et 144-1 du code de procédure pénale, en ce qu’elles ne prévoient
pas, contrairement à la recommandation faite par la Cour européenne des droits
de l’homme à la France dans son arrêt du 30 janvier 2020, que le juge
d’instruction ou le juge des libertés et de la détention puisse, de manière
effective, redresser la situation dont sont victimes les détenus dont les
conditions d’incarcération constituent un traitement inhumain et dégradant afin
d’empêcher la continuation de la violation alléguée devant lui, portent-elles
atteinte au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, au
principe constitutionnel nouveau qui en découle d’interdiction des traitements
inhumains et dégradants ainsi qu’à la liberté individuelle, le droit au respect
de la vie privée, le droit au recours effectif ? »]. Le
moyen tiré de la violation du droit européen apparaît à première vue comme le
plus efficace, alors que le Juge de premier degré peut directement trancher
celui-ci et que les évolutions jurisprudentielles éventuellement induites ont
vocation à s’appliquer immédiatement, quant au contraire le Conseil
constitutionnel, en cas de constat de violation de la Constitution préfère le
plus souvent différer dans le temps les effets de sa décision.
Surtout, l’arrêt permet d’identifier
un nouveau développement par la Cour de cassation de son contrôle de
proportionnalité [largement décrit par la Doctrine depuis un arrêt
de la Cour de cassation écartant au cas d’espèce la prohibition du mariage
entre alliés – Cass.
civ. I, 4 déc. 2013, n° 12-26.066]. La supériorité du droit
international ne sert plus seulement à écarter une loi nationale jugée
abstraitement contraire. Par le contrôle de proportionnalité, la supériorité du
droit international sert à vérifier concrètement que l’individu ne subit pas
dans le cas d’espèce une atteinte disproportionnée à ses droits fondamentaux de
valeur supra-légale, sans quoi il revient au juge national d’écarter dans le
cas d’espèce l’application de la norme nationale causant l’ingérence. Le contrôle de proportionnalité habituel
pourrait être qualifié de « positif » : il s’agit de
prévenir une atteinte disproportionnée aux droits de l’individu par la mise à
l’écart d’une norme nationale existante. Mais le contrôle de proportionnalité
effectué dans la Chambre criminelle dans cet arrêt pourrait être qualifié de
« négatif ». Il ne s’agit plus de prévenir une atteinte aux
droits des individus, mais de remédier à une atteinte consommée. Et la manière
d’y remédier ne réside plus dans la mise à l’écart d’une norme nationale, mais
au contraire dans le comblement d’une lacune législative.
L’enchevêtrement de ces procédés
pourrait dérouter en ce qu’il aboutit à ce que la Chambre criminelle, sur le
fondement d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme censé régler
une situation in concreto, ouvre à l’occasion de l’examen d’un cas
particulier un nouveau cas de mise en liberté et prévoit une procédure à suivre
pour l’avenir, tout en saisissant en même temps le Conseil constitutionnel, qui
décidera de la nécessité ou non pour le législateur de revenir sur le régime prétorien
abstrait ainsi bâti. Si cela n’est pas nouveau, l’éclatement de la théorie française
quant aux sources de droit a rarement était aussi bien mis en évidence. Mais
qui s’en plaindra, alors qu’il s’agit de conférer une protection effective aux
droits et libertés.
Surtout, l’arrêt laisse apparaître
une certaine complémentarité entre le moyen de l’inconventionnalité et celui de
l’inconstitutionnalité, dès lors que les deux sont reçus. Dans un premier temps,
le moyen de l’inconventionnalité permet au Juge d’adopter des mesures
conservatoires, afin de remédier au plus vite aux atteintes à la Convention, quand
le législateur, ultérieurement, adoptera les mesures définitives, ce qui
préserve finalement son rôle.
Le type de contrôle réalisé par
la Cour de cassation n’est pour autant pas si novateur [et même
notre observateur tiré récemment du coma le saurait finalement]. La
Cour européenne des droits de l’Homme a réalisé des contrôles similaires dans
un passé lointain, lorsque, constatant une ingérence du droit national non
prévue par le droit, elle dépasse le constat de violation pour dresser à l’intention
de l’Etat sanctionné un modèle de législation à suivre pour l’avenir [v. par
ex. pour les écoutes téléphoniques en droit français, CEDH, 24 avr. 1990, Kruslin
et Huvig c. France, 2 arrêts, n° 11801/85
et 11105/84].
C’est
aussi dans le principe de subsidiarité que l’arrêt de la Chambre criminelle
trouve sa cohérence : il revient d’abord au juge interne de veiller au
respect de la Convention européenne des droits de l’Homme, et donc de s’accaparer
le contrôle de la Cour de Strasbourg.
2. Retour vers le futur. L’arrêt
de la Chambre criminelle constitue l’aboutissement d’un véritable dialogue entamé
il y a plusieurs années entre le Conseil d’Etat, la Cour de cassation et la
Cour européenne des droits de l’Homme. À l’origine, la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’Homme a construit un standard minimum des conditions
matérielles de détention dignes, par référence principalement à l’espace
minimum dont bénéficie un détenu [v. sur ce blog notre comm. de l’arrêt
de Gr. ch. Mursic et de
l’arrêt de ch. dans la même affaire]. Sur le fondement de l’article
13, la Cour européenne des droits de l’Homme a exigé des autorités nationales
qu’elles développent l’existence d’un recours utile en cas d’exposition du
détenu à des conditions de détention indignes. Ce recours, qualifié de « préventif
», doit permettre de modifier le « statu quo », c’est-à-dire « avoir
une incidence immédiate sur ses conditions de détention » [CEDH,
sect. IV, 22 oct. 2009, Sikorski c. Pologne, req. n° 17599/05 ; §
115 et s.] et ainsi de permettre au détenu d’obtenir des conditions de
détention conformes à la dignité.
Preuve que la dignité des
conditions matérielles de détention a longtemps été écartée des conditions de
la légalité de celle-ci, c’est d’abord le Juge administratif qui a cherché à forger
le recours utile exigé par la Cour européenne des droits de l’Homme à travers
les référés pour commander l’exécution de certains travaux à l’administration
pénitentiaire. L’exposition à des conditions de détention indignes était
d’abord perçue comme un dysfonctionnement du service public pénitentiaire,
auquel il devait être remédié par une action de l’administration, mais pas par
la libération. Ainsi, saisi d’un référé-liberté, le Tribunal administratif de
Marseille [TA Marseille, 13 déc. 2012, Section française de l'observatoire
international des prisons, n° 1208103 : AJDA, 2012, p. 2414, obs. D. Necib] avait formulé
quelques injonctions à l’administration pour améliorer les conditions de
détention [il avait enjoint à l’administration pénitentiaire « de
contrôler que chaque cellule dispose d’un éclairage artificiel et d’une fenêtre
en état de fonctionnement », de « faire procéder à l’enlèvement des
détritus présents dans les parties collectives et les cellules » et de « modifier
immédiatement les méthodes de distribution des repas pour que ces derniers ne
soient pas entreposés sur le sol, ni à proximité des poubelles », soit des
éléments, apparaissant certes dérisoires]. Le Conseil d’État [CE,
réf., 22 déc. 2012, Sect. Fr. OIP, n° 364584 : Rec. CE ; D.
2013. 1304, chron. É. Péchillon ; AJP
2013. 232, obs. É. Péchillon ; JCP
2013, n° 87, note O. Le Bot ; ADL,
27 déc. 2012, note S. Slama ; JCP
A, 2013, n° 2017, obs. G. Koubi] a confirmé
l’application du référé-liberté au contentieux, dès lors que la démonstration
de la carence de l’administration, « qui […] expose [les
personnes détenues] à être soumises, de manière caractérisée » au
traitement inhumain et dégradant, justifie que le juge administratif adopte les
injonctions nécessaires au rétablissement des conditions de détention
conformes. Ce premier mouvement a été renforcé par l’admission, toujours
concernant la prison des Baumettes, d’un référé « mesures utiles »
par le juge du Tribunal administratif de Marseille [TA
Marseille, 10 janv. 2013, Sect. Fr. OIP, n° 1208146 : AJDA 2013.
80, obs. D. Necib], qui a imposé à l’administration de prendre des
mesures conservatoires, « pour prévenir ou faire cesser un péril dont il
n’est plus sérieusement contestable qu’il trouve sa cause dans l’action ou la
carence de l’autorité publique ». Une nouvelle décision en amélioration des
conditions de détention a été rendu par le Tribunal administratif de
Fort-de-France le 17 octobre 2014 [TA Fort-de-France, 17 oct. 2014,
Sect. Fr. OIP, n° 1400673 : D., actu., 24 oct. 2014, obs. M. Léna].
Saisie de l’étude du droit
français, la Cour européenne des droits de l’Homme a retenu un constat de
violation de la Convention du fait de l’absence de recours utile en matière de
conditions matérielles de détention « à l’époque des faits », alors
que le requérant avait saisi la Cour antérieurement au développement de la
jurisprudence précitée du Juge administratif [CEDH,
sect. V, 21 mai 2015, Yengo c. France, n° 50494/12 et notre
comm. sur ce blog]. La Cour prenait néanmoins le soin de relever « avec
intérêt l’évolution jurisprudentielle ayant conduit les juridictions
administratives, y compris le Conseil d’État, à prononcer des injonctions sur
le fondement des articles 2 et 3 de la Convention, en vue de faire cesser
rapidement des conditions de détention attentatoires à la dignité »,
évolution qualifiée « favorable » mais « récente et
postérieure aux faits de l’espèce » [ibidem, § 68]. L’obitur
dictum semblait valider pour l’avenir le droit français et faire du pouvoir
du juge administratif de prononcer des injonctions contre l’administration
pénitentiaire un recours utile permeettant de remédier à l’indignité des conditions
matérielles de détention. Et dans cette optique, la Cour européenne des droits
de l’Homme ne semblait toujours pas exiger de sanctionner l’indignité des
conditions matérielles de détention par la libération de la personne privée de
liberté.
La jurisprudence administrative
a continué à se développer, mais les injonctions prononcées ont abouti à des
mesures dérisoires [v.
sur ce blog « tab.] Les injonctions en amélioration des
conditions de détention devant le juge administratif des référés »]. Dès
lors que le critère principal de la dignité des conditions de détention tient à
l’espace dont le détenu bénéficie, la situation de grande surpopulation
carcérale aboutit à l’indignité, et les injonctions qui peuvent être prises par
le Juge administratif ne peuvent rien y faire, puisqu’elles ne peuvent aboutir
à réduire le nombre de détenus. La Cour européenne des droits de l’Homme en a logiquement
tiré les conséquences dans son arrêt précité [JMB et autres c. France,
30 janvier 2020, req. n° 9671/15, § 220] en constatant que le
droit français ne comprenait pas de recours interne efficace pour prévenir l’exposition
des détenus à des conditions matérielles indignes de détention :
« en
définitive, la Cour retient de ce qui précède que les injonctions prononcées
par le juge du référé-liberté, dans la mesure où elles concernent des
établissements pénitentiaires surpeuplés, ce qui n’est pas contesté par le
Gouvernement, s’avèrent en pratique difficiles à mettre en œuvre. La surpopulation
des prisons et leur vétusté, a fortiori sur des territoires où n’existent que
peu de prisons et où les transferts s’avèrent illusoires, font obstacle à ce
que l’utilisation du référé-liberté offre aux personnes détenues la possibilité
en pratique de faire cesser pleinement et immédiatement les atteintes graves
portées à l’article 3 de la Convention ou d’y apporter une amélioration
substantielle. Dans ces conditions, il est aisé pour la Cour de concevoir que
les autorités pénitentiaires françaises ne sont pas en mesure d’exécuter de
manière satisfaisante les mesures prescrites par le juge de l’urgence et en
conséquence de garantir aux personnes détenues des conditions de détention
conformes à sa jurisprudence. Si le référé-liberté semble offrir un cadre
juridique théorique solide pour juger d’atteintes graves aux droits des
détenus, il ne peut être considéré comme le recours préventif qu’exige la Cour,
pour les raisons qui viennent d’être exposées. La Cour ne voit pas de raison de
statuer différemment s’agissant du référé mesures-utiles ; outre son caractère
subsidiaire par rapport au référé-liberté et le caractère limité du pouvoir du
juge (paragraphes 142 et 144 ci-dessus), il se heurte aux mêmes obstacles
pratiques que ce dernier. »
En visant dans sa motivation cet
arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme, la Chambre criminelle entend
donc à remédier à l’absence de recours utile en édictant le principe selon
lequel la Chambre de l’instruction qui « constate une atteinte au
principe de dignité à laquelle il n’a pas entre-temps été remédié […] doit
ordonner la mise en liberté de la personne ». La solution de la chambre
criminelle est d’autant plus remarquable qu’on ne trouve jamais dans l’arrêt de
la Cour européenne des droits de l’Homme JMB l’exigence de devoir
libérer les personnes soumises à des conditions matérielles de détention indignes,
ni dans la définition du recours utile contre les conditions matérielles de
détention indignes [§ 207 et s.], ni dans l’énoncé des mesures
générales à adopter [§ 313]. Mais comment pourrait-il en
aller autrement, dès lors qu’il est constaté l’impossibilité de rétablir des
conditions dignes de détention, et que le recours interne, pour être utile, doit
empêcher la persistance de cette situation. Il restait même dans l’arrêt JMB
une part de pudeur de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui n’a pas
consacré explicitement un droit à la libération en cas de conditions de
détention indignes, quand bien même ce droit constitue l’aboutissement logique de
ses propres principes.
L’arrêt de la Chambre criminelle
intervient donc au terme d’un processus jurisprudentiel engagé depuis de
nombreuses années et un dialogue des juges marqué par la prudence. L’examen du
droit français par la Cour à l’occasion de l’arrêt Yengo a sans doute
été trop conciliant, se berçant de l’illusion que des injonctions édictées par
le juge administratif d’avoir à réaliser quelques menus travaux pourraient
remédier à la surpopulation carcérale. L’issue inévitable, la reconnaissance d’un
véritable droit à la libération en cas de conditions matérielles de détention
indignes, a ainsi été retardée inutilement. Il n’est pas inutile de rappeler
que dès 2012, l’Avocat général LACAN avait proposé l’intégration du contrôle des
conditions matérielles de détention dans le contentieux de la mise en liberté
du détenu provisoirement, en vain [Cass. crim., 29 fév. 2012, n°
11-88.441, préc.]. Ces précautions ne sont pas sans rappeler toutes
les réticences qu’il a fallu vaincre pour intégrer les conditions de l’exécution
de la privation de liberté comme condition de sa légalité sanctionnée par la
libération.
3. After hours. Le principe est
éclatant : « dans le cas où la chambre de l’instruction constate
une atteinte au principe de dignité à laquelle il n’a pas entre-temps été
remédié, elle doit ordonner la mise en liberté de la personne ». L’arrêt
interroge nécessairement sur la portée d’un tel principe, qui emporte
consécration de la dignité des conditions matérielles de détention comme une
condition de légalité de la détention provisoire. En matière de privation de liberté, l’ouverture
de nouveaux cas de libération n’a pas toujours comblé les espoirs suscités [v.
L. Mortet, La suspension
médicale de peine, L’Harmattan]. La solution interroge aussi sur l’instauration
d’un contrôle similaire dans les autres cas de privation de liberté, alors qu’il
peut être mis en évidence une véritable théorie générale organisant la matière [v. L. Mortet, Essai d’une
théorie générale des droits d’une personne privée de liberté, thèse, Nancy]. Car
désormais que la percée a eu lieu, la solution pourrait prendre des ramifications.
Le sujet est sensible et la Chambre
criminelle, par la motivation enrichie, prend soin de réduire les interrogations
soulevées par la solution. Ainsi, le juge
du fond ne devrait pas connaître de difficultés pour apprécier la dignité des
conditions matérielles de détention. En effet, au terme de son contrôle de proportionnalité
réalisé en l’espèce, la Chambre criminelle a écarté l’existence d’une atteinte
à la dignité du détenu au motif que celui-ci n’apportait pas de « précisions
sur sa situation personnelle, et notamment sur la superficie et le nombre des
occupants de la cellule, son agencement intérieur et le nombre d’heures
journalières d’occupation ». Les références à ces éléments, qui ont
tous une incidence dans le contrôle réalisé par la Cour européenne des droits
de l’Homme des conditions matérielles de détention, montrent que la Chambre
criminelle entend purement et simplement reprendre à son compte le référentiel
européen. Les principes ont été fixés dans l’arrêt de Grande chambre Mursic [préc.] quasi
arrêt de règlement :
« 137.
Lorsque la surface au sol dont dispose un détenu en cellule collective est
inférieure à 3 m², le manque d’espace personnel est considéré comme étant à ce
point grave qu’il donne lieu à une forte présomption de violation de l’article
3. La charge de la preuve pèse alors sur le gouvernement défendeur, qui peut
toutefois réfuter la présomption en démontrant la présence d’éléments propres à
compenser cette circonstance de manière adéquate (paragraphes 126-128
ci-dessus).
138. La
forte présomption de violation de l’article 3 ne peut normalement être réfutée
que si tous les facteurs suivants sont réunis :
1) les
réductions de l’espace personnel par rapport au minimum requis de 3 m² sont
courtes, occasionnelles et mineures (paragraphe 130 ci‑dessus)
;
2) elles
s’accompagnent d’une liberté de circulation suffisante hors de la cellule et
d’activités hors cellule adéquates (paragraphe 133 ci-dessus) ;
3) le
requérant est incarcéré dans un établissement offrant, de manière générale, des
conditions de détention décentes, et il n’est pas soumis à d’autres éléments
considérés comme des circonstances aggravantes de mauvaises conditions de
détention (paragraphe 134 ci‑dessus).
139.
Lorsqu’un détenu dispose dans la cellule d’un espace personnel compris entre 3
et 4 m², le facteur spatial demeure un élément de poids dans l’appréciation que
fait la Cour du caractère adéquat ou non des conditions de détention. En pareil
cas, elle conclura à la violation de l’article 3 si le manque d’espace s’accompagne
d’autres mauvaises conditions matérielles de détention, notamment d’un défaut
d’accès à la cour de promenade ou à l’air et à la lumière naturels, d’une
mauvaise aération, d’une température insuffisante ou trop élevée dans les
locaux, d’une absence d’intimité aux toilettes ou de mauvaises conditions
sanitaires et hygiéniques (paragraphe 106 ci-dessus). »
Il reviendra donc au juge
national, saisi d’une demande de libération pour conditions matérielles de
détention indignes, de se référer à ces critères pour établir ou non l’exposition
à des conditions matérielles indignes. Pour rappel, l’arrêt JMB a abouti
au constat de violation pour des conditions matérielles de détention indignes concernant
trente‑deux détenus, et ce dans les établissements pénitentiaires de Ducos, Nîmes,
Faa’a, Fresnes, Nice et Baie-Mahault. Ce recours en libération pour conditions matérielles
indignes de détention a donc vocation à avoir une réelle utilité pratique [sauf à
ce que la population carcérale, qui a décru largement lors de la crise sanitaire,
reste au même niveau bas].
La Chambre criminelle a aussi précisément
édifié une procédure applicable à ce nouveau recours en libération pour
conditions matérielles de détention indignes. L’encadrement ainsi créé vise
sans doute à rassurer contre les craintes de libérations massives et infondées.
Mais ces règles procédurales ont aussi le mérite de rendre concret l’exercice
de ce recours, au-delà de la simple proclamation d’une solution qui serait
difficile à mettre en œuvre en pratique. Ce régime présente une faveur pour le
détenu, la Chambre criminelle tenant compte des sujétions auquel il est soumis,
pour faciliter la preuve des conditions de détention. Il suffit pour le détenu,
de ramener « un commencement de preuve [du] caractère indigne »
des conditions de détention, ce qui est satisfait, selon la Chambre criminelle,
lorsque « la description faite par le demandeur de ses conditions
personnelles de détention est suffisamment crédible, précise et actuelle »
pour enclencher la procédure. La Chambre criminelle intègre une nouvelle fois un
apport de la jurisprudence européenne [JMB, préc.,
§ 258 : « la Cour rappelle d’emblée que lorsque la description faite
par les requérants des conditions de détention supposément dégradantes est
crédible et raisonnablement détaillée, de sorte qu’elle constitue un
commencement de preuve d’un mauvais traitement, la charge de la preuve est
transférée au gouvernement défendeur, qui est le seul à avoir accès aux
informations susceptibles de confirmer ou d’infirmer les allégations du
requérant »]. En l’espèce, le détenu avait principalement
excipé, au soutien de ses allégations, de « propos tenus dans la presse
par la directrice de l’établissement ainsi que d’un rapport du Contrôleur général
des lieux de privation de liberté ». Cela n’a pas été jugé suffisant
par la Chambre criminelle pour constituer un commencement de preuve du
caractère indigne des conditions matérielles de détention, au motif que ces
éléments ne concernaient pas « sa situation personnelle ».
Si la charge de la preuve est allégée, encore faudra-t-il pour le détenu invoquer
des éléments ne se résumant pas à la situation générale concernant l’établissement.
Dès lors que le détenu fait
preuve de ce commencement de preuve de l’indignité, la Chambre criminelle a
imaginé une procédure en deux temps. D’abord, « il appartient alors à
la chambre de l’instruction, dans le cas où le ministère public n’aurait pas
préalablement fait vérifier ces allégations, et en dehors du pouvoir qu’elle
détient d’ordonner la mise en liberté de l’intéressé, de faire procéder à des
vérifications complémentaires afin d’en apprécier la réalité » [§ 23]. « Après
que ces vérifications ont été effectuées, dans le cas où la chambre de
l’instruction constate une atteinte au principe de dignité à laquelle il n’a
pas entre-temps été remédié, elle doit ordonner la mise en liberté de la
personne » [§ 24]. Il ressort de ce dispositif
l’idée que la libération devrait être adoptée en dernier recours. Il ne s’agit
pas de sanctionner par principe une exposition passée à des conditions indignes
de détention [ce qui ressort encore de la compétence du juge administratif,
dans le cadre d’une action en responsabilité], mais de trouver dans un
premier temps les moyens permettant de maintenir la détention dans des
standards conformes au standard européen. Et seule l’impossibilité d’y parvenir
justifiera la libération.
La Chambre criminelle évoque
exclusivement la Chambre de l’instruction, sans s’intéresser au cas du
placement en détention provisoire devant le Juge des libertés et de la
détention [art. 145 Cpp], ni des demandes de mise en liberté devant
le Juge d’instruction puis le Juge des libertés et de la détention [art. 148
Cpp],
ni des prolongations à échéance de la détention provisoire par le Juge des
libertés et de la détention [art. 145-1 Cpp], ou encore les demandes
de mise en liberté devant la juridiction de jugement saisie [art.
148-1 Cpp]. Les délais prévus devant la Chambre de l’instruction laissent
sans doute le temps de procéder aux vérifications, voire de trouver le moyen de
remédier aux conditions indignes de détention et apparaissent adaptés à la
procédure définie par la Chambre criminelle pour étudier le recours en
libération pour conditions matérielles de détention indignes. Les formulations
de l’arrêt de la Chambre criminelle relie directement ce contrôle à l’office du « juge
judiciaire » en sa compétence naturelle de « gardien de la
liberté individuelle » [§§ 21 et 22 – v. infra], de
sorte que n’importe quel juge judiciaire investi du contrôle de la détention
provisoire devrait pouvoir réaliser ce contrôle.
En réalité, le plus remarquable dans
cette consécration du droit à la libération en cas d’exposition à des
conditions matérielle de détention indignes – après vérifications et constat de
l’impossibilité d’y remédier – est que la Chambre criminelle n’a aucun égard
pour la préservation de l’ordre public. Ce droit à la libération est énoncé sans
aucune limite et il ne peut être mis en échec si la libération entrainait un
risque de réitération. La Chambre criminelle paraît faire sienne l’idée que la
prohibition de la torture et des traitements inhumains et dégradants est absolue,
de sorte qu’elle ne tolère pas d’exception. Cette position aboutit
paradoxalement à favoriser le prévenu qui serait exposé à des conditions
matérielles de détention, par rapport au prévenu atteint d'une pathologie
engageant le pronostic vital ou dont l’état de santé physique ou mental est
incompatible avec le maintien en détention, car pour ce dernier seulement, la
loi autorise le rejet de la demande de mise en liberté pour des motifs d’ordre
public [v.
l’article 147-1
du Code de procédure pénale, qui interdit la mise en liberté pour motif
médical, « s'il existe un risque grave de renouvellement de l'infraction »]. Le
maintien en détention provisoire de la personne à l’état de santé incompatible
constitue pourtant également une violation de l’article 3 de la Convention
européenne des droits de l’Homme. Il n’y a donc aucune raison quant à l’éventuelle
prise en compte du risque de renouvellement de distinguer entre le cas de l’indignité
causé par les conditions matérielles de détention et le cas de l’indignité
causé par le maintien en détention de la personne à l’état de santé incompatible.
La même limite existe en matière de suspension médicale de peine pour motif
médical [v.
l’article 720-1-1 du Code de procédure pénale, qui interdit également de suspendre
la peine « s'il existe un risque grave de renouvellement de l'infraction »].
La
jurisprudence européenne reconnaît la possibilité pour les autorités nationales
de tenir compte des risques présentés par l’éventuelle libération d’un condamné
dont l’état de santé serait dégradé pour refuser de l’élargir [v. CEDH,
15 janv. 2004, Sakkopoulos
c. Grèce, req. n° 61828/00 : §
39 : il faut « tenir compte, notamment, de trois éléments afin d’examiner la
compatibilité d’un état de santé préoccupant avec le maintien en détention du
requérant : (a) la condition du détenu, (b) la qualité des soins dispensés et
(c) l’opportunité de maintenir la détention au vu de l’état de santé du
requérant ». Ce dernier critère suppose la prise en compte du risque de récidive.
La Cour opère un contrôle limité de ce critère, dès lors qu’elle « ne
saurait substituer son point de vue à celui des juridictions internes » - v.
nos [obs.] « La détention du condamné mourant », au sujet de CEDH,
sect. IV, 28 nov. 2017, Dorneanu c. Roumanie, req. n° 55089/13]. Mais
l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme ne distingue pourtant
pas entre les cas de privation de liberté [à la différence de l’article 5
de la Convention européenne des droits de l’Homme qui traite du droit à la
sûreté].
D’ailleurs, les constats de violation de l’article 3 de la Convention pour
conditions matérielles de détention indignes concernent majoritairement les personnes
condamnées. À suivre la Chambre criminelle, qui reconnait sur le fondement des articles 3 et
13 de la Convention européenne des droits de l’Homme un droit à la libération
sans considération pour l’ordre public en cas d’impossibilité de remédier à des
conditions de détention matérielles indignes pour la personne en détention
provisoire, il faudrait reconnaître un droit identique à la personne purgeant
une peine et supprimer la limite du risque de renouvellement de l’infraction pour
la suspension médicale de peine. L’arrêt de la Chambre criminelle pourrait provoquer
d’autres modifications du droit français. Il faudrait aussi reconnaître le même
pouvoir au juge judiciaire chargé du contrôle de la détention de l’étranger ou
des aliénés. S’agissant du condamné, un arrêt est parfois interprété comme
permettant d’intégrer les conditions de détention dans l’appréciation de l’octroi
d’une libération conditionnelle [Cass.
crim., 25 nov. 2009, n° 09‑82.971 : AJP 2010, note M. Herzog-Evans]. Cet arrêt
apparaît bien timide, par rapport à celui commenté. Mais la solution de ce
dernier arrêt devrait logiquement infiltrer le domaine de l’application des
peines. Et en réalité, afin de s’affranchir des limites des aménagements de
peine classiques, par exemple au regard du reliquat de la peine restant à
purger, c’est, à l’image de la suspension médicale de peine, une suspension de
peine pour indignité des conditions matérielles de détention qu’il faudrait
créer.
Enfin, une absence se fait remarquer
à la lecture de l’arrêt de la Chambre criminelle : elle ne vise pas l’article
66 de la Constitution en vertu duquel l’autorité judiciaire est la « gardienne
de la liberté individuelle ». Mais si l’article 66 n’est pas visé, le
principe est repris pratiquement au mot près dans la motivation de la Cour
de cassation, de sorte que la disposition est convoquée au moins implicitement
dans le raisonnement de la Cour de cassation :
« 21.
A ce titre, le juge judiciaire a l’obligation de garantir à la personne placée
dans des conditions indignes de détention un recours préventif et effectif
permettant d’empêcher la continuation de la violation de l’article 3 de la
Convention.
22. En
tant que gardien de la liberté individuelle, il lui incombe de veiller à ce que
la détention provisoire soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans des
conditions respectant la dignité des personnes et de s’assurer que cette
privation de liberté est exempte de tout traitement inhumain et dégradant. »
L’article 66 de la Constitution apparaît
comme le fondement idéal pour assoir le droit de la personne privée de liberté
à être libérée en cas de conditions matérielles de détention indignes, car la
disposition justifie en même temps la compétence du juge judiciaire, l’existence
d’un contrôle des plus larges incluant l’exécution de la mesure et le pouvoir
de libération pour sanctionner l’illégalité de la détention. Il faudra donc
attendre la décision du Conseil constitutionnel pour que très vraisemblablement
une nouvelle dimension à l’article 66 de la Constitution soit ajoutée, celle de
l’intégration des conditions matérielles de détention dans le contrôle de
légalité que le juge judiciaire doit effectuer de toute privation de liberté. Cette
évolution est attendue depuis longtemps.
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