dimanche 25 juin 2017

[chron.] Le contrôle du bien-fondé de la garde à vue : évolutions et résistances dans la jurisprudence de la Chambre criminelle

1. Le rejet d’une conception purement policière. La garde à vue a fait l’objet ces dernières années de nombreuses réformes qui ont abouti à modifier la nature de la mesure, laquelle n’est définitivement plus purement policière. L’action policière est limitée par les droits qui sont reconnus au suspect et rattachés, au premier titre, à la défense. D’autre part, le contrôle de la garde à vue en temps direct par l’autorité judiciaire est imposé par l’article 66 de la Constitution [Cons. const., déc. n° 93-326 DC du 11 août 1993]. C’est donc sous le double effet de l’inscription dans la garde à vue, premièrement, des droits de la défense liés à la nature pénale de la mesure, et, deuxièmement, des droits et garanties liés à sa nature privative de liberté, que la garde à vue a quitté le champ de l’arbitraire policier. Le régime de la garde à vue reste néanmoins encore fortement marqué par la préoccupation de ne pas entraver l’action policière au détriment des droits de l’individu en état d’arrestation. La garantie judiciaire reste d’une intensité modérée. D’abord, le contrôle en temps direct de la garde à vue peut être assuré, au moins pendant quarante-huit heures, par l’autorité judicaire dépendante – c’est à dire le magistrat du parquet [Cons. const., déc. n° 2010-80 QPC du 17 déc. 2010], et même plus longtemps, en ajoutant à une durée de quarante-huit heures, la durée de vingt heures pendant laquelle le suspect peut être retenu avant son défèrement devant le juge d’instruction, le juge des libertés et de la détention ou le Tribunal correctionnel saisi en comparution immédiate. Au-delà de quarante-huit heures, si l’intervention de l’autorité judiciaire indépendante statutairement – c’est-à-dire le magistrat du siège – est exigée pour prolongée la garde à vue [Cons. const., déc. n° 80-127 DC des 19 et 20 janv. 1981], le juge compétent n’est pas nécessairement indépendant sur le plan fonctionnelle [Cons. const., déc. n° 2004-492 DC du 2 mars 2004] et peut cumuler cette fonction de contrôle de la garde à vue à la fonction de direction des investigations.

2. Le rejet d’une pleine judiciarisation. Avec le recul de la conception policière de la mesure, le contrôle juridictionnel s’est déployé, et en 1998, la Chambre criminelle a initié sa jurisprudence sanctionnant certains droits ou garanties protégeant le suspect d’une nullité au grief neutralisé, en ce sens que celui-ci est présumé de manière irréfragable [Cass. crim., 24 nov. 1998, n° 98-82.496 : Bull. crim., n° 314]. Pour autant, la Chambre criminelle a longtemps abandonné à l’autorité judiciaire chargé du contrôle en temps direct de la garde à vue le monopole du contrôle du bien-fondé du placement – donc de sa nécessité – et du maintien en garde à vue au fil du temps – donc de sa proportionnalité. Cette solution résulte d’un arrêt d’une Chambre mixte [Cass. mixte, 7 juil. 2000, n° 98-50.007 : Bull. crim. n° 257 ; JCP 2000 II n° 10418, note O. Guérin ; Procédures 2001 n° 17, note J. Buisson ; RSC 2001. 189, obs. A. Giudicelli]. Elle a été confirmée par la Chambre criminelle dans une formulation de principe : « la décision de placer en garde à vue une personne à l'encontre de laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction relève d'une faculté que l'officier de police judiciaire tient de la loi et qu'il exerce, dans les conditions qu'elle définit, sous le seul contrôle du procureur de la République ou, le cas échéant, du juge d'instruction » [Cass. crim., 4 janv. 2005, n° 04-84.876 : Bull. crim., n° 3 ; Dr. pén. 2005. n° 49, obs. A. Maron ; AJP 2005. 409, note M. Herzog‑Evans ; ibid. 160, obs. J. Leblois‑Happe]. Le juge de la légalité de l’enquête ou de l’instruction se voyait donc interdire tout contrôle de l’opportunité de la garde à vue, sous peine de cassation. Son contrôle était donc cantonné à la régularité de la garde à vue, à savoir l’existence de soupçons tels que définis par la loi et l’absence de dépassement de la durée maximale prévue par la loi. Cette position n’est pas admissible. D’abord, la volonté de laisser une marge à l’action policière durant le temps de réalisation des investigations ne justifie pas qu’ultérieurement, une fois ce premier temps passé, aucun contrôle rétrospectif ne soit permis. Ensuite, la solution surestime la qualité du contrôle judiciaire de la garde à vue réalisé en direct, déjà parce qu’elle exclut tout recours contre la décision de cette autorité judiciaire, mais aussi parce que dans la très grande majorité des cas ce contrôle est réalisé par un magistrat qui n’est pas indépendant, ou bien statutairement ou bien fonctionnellement. La solution revient donc à retirer toute effectivité au principe de la prohibition de la rigueur non nécessaire. Le juge civil, que l’on répute souvent plus prompt à défendre les libertés publiques, et qui intervenait pour contrôler la garde à vue de l’étranger précédant son éloignement, a adopté une position différente dans un arrêt isolé [Cass. civ. I, 25 nov. 2009, n° 08-20.294 : inédit ; Dr. pén. 2010 n° 11, obs. A. Maron et M. Haas]. Dès lors que l’étranger dès son interpellation avait avoué être en situation étrangère, la première chambre civile de la Cour de cassation retenait « qu’aucune enquête n’étant nécessaire, [si bien que] les services de police n’étaient pas tenus de la placer en garde à vue ». Ce dernier arrêt était pourtant bien contraire à la jurisprudence dominante, prohibant au juge de l’annulation tout contrôle du bien‑fondé. Malgré tous ses défauts, cette solution, à l’époque où elle a été posée, ne contrevenait pas à la jurisprudence européenne.

3. Le cantonnement originel du contrôle européen de la garde à vue à la régularité. L’article 5 § 1er c) évoque la détention du suspect « en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire » et l’article 5 § 3 exige que la personne suspectée soit « aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires ». L’interprétation littérale de ces dispositions ne saurait admettre l’existence d’une privation de liberté policière et autonome pour les seules nécessités de l’enquête, et consacre une détention uniquement nécessaire à la conduite du suspect devant le juge compétent pour notification d’une accusation en matière pénale, placement en détention provisoire ou jugement. Cette conception, celle de l’Habeas corpus, n’est pas inconnue de la tradition juridique française, qui a consacré la garde à vue uniquement avec l’adoption du Code de procédure pénale, en légitimant ce qui n’était alors qu’une pratique destinée à contourner le déclenchement des droits de la défense dès le stade de l’interrogatoire du juge d’instruction. Néanmoins, la Cour européenne des droits de l’Homme a toujours toléré la détention policière réalisée pour les besoins de l’enquête. Si celle‑ci présuppose l’existence d’éléments de suspicion contre l’individu [plus précisément, selon l’article 5 § 1er c), « des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci »], la détention de l’article 5 § 1er-c) peut servir à « les compléter en confirmant ou dissipant les soupçons concrets » [CEDH, 29 nov. 1988, Brogan et autres c. Royaume-Uni, req. nos 11209/84, 11234/84, 11266/84 et 11386/85, § 53]. Le placement en garde à vue ne peut poursuivre que deux finalités, à savoir la poursuite de l’enquête ou la traduction du suspect devant l’autorité judiciaire. La Cour européenne des droits de l’Homme contrôle l’existence de soupçons suffisant contre le suspect placé en garde à vue [CEDH, sect. IV, 6 nov. 2007, Stepuleac c. Moldavie, n° 8207/06]. Dans un premier temps de sa jurisprudence, la Cour s’est essentiellement attelée à fixer une limite maximale à la durée d’une garde à vue, d’un peu plus de quatre jours, à partir du précédent Brogan et son contrôle, sur ce point, se cantonnait à vérifier abstraitement que cette durée maximale n’avait pas été dépassée. En vérifiant seulement l’existence d’éléments de suspicions préalables et l’absence de dépassement d’une durée maximale abstraite, la Cour européenne des droits de l’Homme se contentait d’un contrôle de la régularité de la garde à vue, à la manière des arrêts précités de la Cour de cassation.

4. L’inclusion dans le contrôle européen du bien-fondé de la garde à vue. Dernièrement, la Cour européenne des droits de l’Homme a ouvert son contrôle de l’opportunité ou du bien-fondé de la garde à vue. Elle se saisit de l’ensemble des circonstances de l’espèce afin de déterminer concrètement si la durée de la garde à vue n’a pas été excessive, quand bien même le délai Brogan de quatre jours n’a pas été dépassé. La Cour européenne des droits de l’Homme a ainsi censuré une garde à vue de trois jours et vingt-trois heures [CEDH, sect. V, 6 nov. 2008, Kandzhov c. Bulgarie, n° 68294/01], de trois jours et cinq heures [CEDH, 15 oct. 2013, Gutsanovi c. Bulgarie, req. n° 34529/10], de trois jours [CEDH, sect. II, 3 févr. 2009, Ipek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02], de vingt-quatre heures [CEDH, sect. IV, 24 juin 2014, Petkov et Profirov c. Bulgarie, req. nos 50027/08 et 50781/09] et de treize heures [CEDH, 23 avr. 2015, François c. France, req. n° 26690/11, § 58]. La montée en puissance du contrôle européen est visible à la durée des mesures censurées, de plus en plus brève : le contrôle n’est pas réservé aux gardes à vue de longue durée, domaine concerné par les premiers arrêts. Dans ces arrêts, c’est le plus souvent la durée disproportionnée de la garde à vue qui est censurée, au regard du comportement des autorités, duquel la Cour tire que la garde à vue a eu une durée excessive, voire qu’elle a perdu toute finalité. Le comportement des autorités est d’abord apprécié au regard des actes d’enquêtes réalisés durant la privation de liberté : les autorités doivent agir sans désemparer. Le maintien de la garde à vue, malgré l’arrêt de l’enquête, est alors sanctionné par la Cour. Dans l’arrêt Ipek, la Cour constatait que les suspects avaient subi un seul interrogatoire, durant le deuxième jour. Dans l’arrêt Petkov et Profirov, la Cour stigmatisait l’absence d’enquête approfondie durant la détention, et la réalisation d’une seule audition des suspects, réalisée juste après l’arrestation. Dans l’arrêt Gutsanovi, la Cour notait l’existence d’investigations durant la première journée de garde à vue, puis leur absence durant les deux jours suivants, pour conclure à « l’absence de toute circonstance pouvant justifier la décision de ne pas le traduire devant un juge au cours des deuxième et troisième jours de sa détention » [§ 158]. Aussi, il ne saurait y avoir de latence, dans la traduction de l’individu devant le juge, ou de la conduite de l’enquête. La Cour a exprimé fermement cette position dans l’arrêt Vassis : « on ne saurait donc en déduire une quelconque volonté de mettre à la disposition des autorités internes un délai dont elles auraient la libre jouissance pour compléter le dossier de l’accusation : en effet, le but poursuivi par l’article 5 § 3 de la Convention est de permettre de détecter tout mauvais traitement et de réduire au minimum toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle afin de protéger l’individu, par un contrôle automatique initial, et ce dans une stricte limite de temps qui ne laisse guère de souplesse dans l’interprétation » [CEDH, 27 juin 2013, Vassis et autres c. France, n° 62736/09, § 61]. Dès lors, ou bien la garde à vue a servi à la poursuite de l’enquête, et la disproportion de la garde à vue est caractérisée par l’absence de réalisation d’actes d’enquêtes, ou bien la garde à vue a servi uniquement à la traduction du suspect devant le juge, et la disproportion de la garde à vue est caractérisée par le prolongement de la mesure au-delà du temps indispensable à réaliser le transport de l’individu devant le juge, dans des conditions de sécurité satisfaisantes [v. sur ce dernier point, Gutsanovi, § 158 : « la Cour tient à souligner à cet égard que le requérant était détenu dans la même ville où se situait le tribunal compétent pour statuer sur son placement en détention provisoire et qu’il n’y avait aucune mesure sécuritaire exceptionnelle à prendre à son égard, autre que la procédure standard d’escorte jusqu’à la salle d’audience où il devait comparaître »]. La portée de ces différents arrêts reste incertaine, néanmoins, au regard de la mise en exergue, par la Cour, de circonstances particulières, pour justifier des constats de violation, comme par exemple la minorité du suspect [Ipek], l’absence de reconnaissance de droits au suspect durant la garde à vue [IpekPetkov et Profirov], la fragilité psychologique du suspect [Gutsanovi], l’absence de soupçons suffisants pour justifier la mesure de contrainte [François - Kandzhov], la réalisation d’une fouille intégrale en dehors de toute réglementation [François] ou encore le fait que l’officier de police judiciaire ayant décidé du placement en garde à vue revendiquait la qualité de victime de l’infraction reprochée [François]. Plus que l’expression d’un contrôle in abstracto, ces limitations montrent la prudence de la Cour et elles interrogent sur la nécessité d’ajouter, à la défaillance des autorités policières durant la garde à vue, l’existence d’une de ces circonstances particulières, pour entraîner une violation de la Convention du fait du placement ou du maintien en garde à vue infondé. La Cour a adopté cette vision restrictive de la portée de sa jurisprudence lorsque son contrôle était émergent [Oral et Atabay, § 43, ou CEDH, sect. IV, 26 janv. 2010, Alici et Omak c. Turquie, n° 57653/00, § 34 : « la Cour considère que toute période de garde à vue dépassant quatre jours est prima facie trop longue, même dans un contexte de lutte contre le terrorisme (Brogan et autres […]). Toutefois, elle rappelle, avoir conclu à la violation de cette disposition pour des périodes de garde à vue moins longues concernant les mineurs (İpek et autres c. Turquie […]) et dans le cas de certains délits (Kandzhov c. Bulgarie […]) »] et elle l’a maintenu dans un arrêt plus récent dans lequel elle a évoqué les principes applicables à son contrôle de la durée de la garde à vue [CEDH, sect. IV, 12 mai 2015, Magee et autres, req. nos 26289/12, 29062/12 et 29891/12 : « Néanmoins, si toute durée supérieure à quatre jours est a priori trop longue, dans certaines circonstances une durée plus brève peut elle aussi être contraire à l’exigence de célérité (voir les arrêts İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, §§ 36-37, 3 février 2009, dans lequel une durée de trois jours et neuf heures n’a pas été jugée suffisamment brève s’agissant de requérants mineurs, Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 66, 6 novembre 2008, dans lequel une durée de trois jours et vingttrois heures na pas été jugée suffisamment brève sagissant dun requérant qui, arrêté pour une infraction mineure et non violente, avait déjà passé vingt-quatre heures en garde à vue avant que la police ne propose au procureur chargé du dossier de demander à la juridiction compétente de placer le requérant en détention provisoire, et Hassan et autres c. France, no 46695/10, § 89, 4 décembre 2014, dans lequel les requérants s’étaient trouvés depuis longtemps en rétention avant d’être placés en garde à vue). »]. Dans l’arrêt Gutsanovi, la Cour a directement conditionné l’existence d’une violation de la Convention à la caractérisation de « circonstances particulières » [§ 154 : « Or la Cour a constaté des violations de ce même article pour des périodes de détention n’atteignant pas quatre jours lorsqu’elle a relevé que les circonstances spécifiques de l’espèce justifiaient une présentation plus rapide devant un magistrat »]. Les derniers arrêts de violation recèlent néanmoins de formulations générales de nature à fonder un contrôle de la nécessité et de la proportionnalité de la garde à vue en toute matière, indépendamment de l’existence de circonstances particulières, par exemple lorsque la Cour exprime son refus de laisser à la police un pouvoir discrétionnaire de placement en garde à vue [« the discretionary power of the police », § 53], ou forge un principe général de refus de la garde à vue qui ne serait « ni justifié[e] ni proportionné[e] » [François, § 58]. Quoi qu’il en soit, dans le cas François, le substitut du Procureur avait été informé du placement en garde à vue, et celui-ci avait pu exercer le contrôle en temps direct de la privation de liberté. Cette circonstance n’a pas empêché la Cour d’exercer son contrôle, ni de constater une violation de la Convention. Ce seul arrêt suffit à condamner toute conception laissant le monopole du contrôle du bien-fondé de la garde à vue au magistrat opérant son contrôle en temps direct, quand bien même il faudrait cantonner le contrôle européen à la censure des seules gardes à vue manifestement infondées.

5. Les évolutions législatives. Les modifications législatives ont abouti à inscrire dans la loi française un véritable outil pouvant servir au contrôle de l’opportunité du placement et du maintien en garde à vue. La loi n° 2011-392 du 14 avril 2011 a ainsi précisé les motifs permettant le placement en garde à vue à l’article 62-2 du Code de procédure pénale, lesquels ne sont pas sans rappeler, souvent, ceux de la détention provisoire [permettre l'exécution des investigations impliquant la présence ou la participation de la personne ; garantir la présentation de la personne devant le procureur de la République afin que ce magistrat puisse apprécier la suite à donner à l'enquête ; empêcher que la personne ne modifie les preuves ou indices matériels ; empêcher que la personne ne fasse pression sur les témoins ou les victimes ainsi que sur leur famille ou leurs proches ; empêcher que la personne ne se concerte avec d'autres personnes susceptibles d'être ses coauteurs ou complices ; garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit]. Ces motifs jouent le même rôle en enquête de flagrance, en enquête préliminaire [art. 77 Cpp] ou durant l’instruction [art. 154 Cpp]. Le magistrat qui opère le contrôle en temps direct de la garde à vue reçoit information des motifs ayant prévalu lors du placement en garde à vue [art. 63 Cpp] et le magistrat compétent pour la prolonger doit motiver sa décision par rapport à ces critères [ibidem]. Les motifs justifiant le placement en garde à vue sont notifiés au suspect, en même temps que la mesure [art. 63-1 Cpp]. Manifestement, le législateur a entendu permettre au suspect de pouvoir contester les motifs pour lesquels il a été placé, puis maintenu en garde à vue. Et dans ces conditions, même à considérer que le contrôle de l’opportunité de la garde à vue de la Cour européenne resterait limité à l’existence de circonstances particulières, la législation française outrepasse ce standard minimum et applique constamment les exigences de nécessité et de proportionnalité.

6. Confrontation des critères français au droit de la Convention. Les motifs autorisant le recours de la garde dans la législation française – il suffit d’un seul critère pour justifier du placement en garde à vue – apparaissent conformes à la jurisprudence européenne, dès lors que ceux-ci visent principalement la poursuite de l’enquête contre l’individu [art. 62-2 1er, 3°, 4° et 5 °]. Plus précisément, quant au motif visant à « garantir la mise en œuvre des mesures destinées à faire cesser le crime ou le délit » [art. 62-2 6°], il rejoint directement le cas d’ouverture de la détention policière prévu par le texte même de la Convention, à savoir l’existence de « motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ». Finalement, le motif le plus problématique tient à celui visant à « garantir la présentation de la personne devant le procureur de la République afin que ce magistrat puisse apprécier la suite à donner à l'enquête » [art. 62-2 2°]. Utilisé à lui tout seul, il est donc découplé de la réalisation d’actes d’enquête, premier critère caractérisant la nécessité du placement en garde à vue. Dès lors que le magistrat du parquet n’est pas une autorité judiciaire au sens de l’article 5 § 3, l’objectif de traduire le suspect devant ce magistrat ne caractérise pas non plus la nécessité de la garde à vue sur le critère de la traduction devant le juge. Sauf à ce qu’à l’issue de cette traduction, le suspect soit présenté aussitôt devant le juge d’instruction pour son interrogatoire de première comparution, devant le juge des libertés et de la détention aux fins du placement en détention provisoire dans l’attente de la réunion du Tribunal correctionnel ou devant le Tribunal correctionnel directement, la garde à vue justifiée uniquement par l’objectif de traduire le suspect devant le magistrat du parquet ne pourrait être rattachée à aucun des deux critères admis par la Cour européenne des droits de l’Homme et celle-ci ne serait surement pas justifiée.

7. Les potentialités du contrôle du bien-fondé de la garde à vue. Refuser tout contrôle concret de la nécessité et de la proportionnalité de la garde à vue dans le contentieux de l’annulation, c’est d’abord rejeter tout lien entre le contenu de la garde à vue, donc les actes d’enquête réalisés durant celle‑ci, et le bien-fondé de la garde à vue. C’est nier que la garde à vue constitue le support nécessaire des actes d’enquête réalisés durant celle-ci. Pourtant, dans les faits, la garde à vue est évidemment le support nécessaire des actes d’enquête réalisés durant celle-ci, puisque la contrainte, générée par la mesure, s’applique sur l’individu afin de l’obliger à y participer : c’est parce qu’il est exclu que le suspect participe volontairement à l’enquête qu’il faut le placer en garde à vue pour le forcer à participer, si bien que, sans cette contrainte, les actes d’enquête n’auraient pas été réalisés. En droit, le lien entre la réalisation d’actes d’enquête et la nécessité de la garde à vue a toujours existé, l’ancien article 63 du Code de procédure pénale conditionnant le placement en garde à vue aux « nécessités de l'enquête ». Dès lors que le recours à la garde à vue doit, désormais, être motivé par le fait que la mesure constitue « l’unique moyen […]» de poursuivre l’enquête [notamment], la garde à vue, plus que jamais, doit être considérée comme le support nécessaire des actes d’enquête. La jurisprudence européenne précitée ne fait qu’insister sur ce lien, en liant la violation de la Convention principalement aux latences des autorités dans la manière dont ils dirigent l’enquête durant la privation de liberté. Dès lors, faire céder le barrage du contrôle de la nécessité et de la proportionnalité de la garde à vue, c’est également faire céder le barrage restreignant l’étendue des nullités procédurales, en vertu duquel la nullité de la garde à vue ne peut se communiquer, sauf les auditions, aux actes d’enquête réalisés durant celle-ci, notamment les perquisitions [Cass. crim., 22 juin 2000, n° 00-82.632 : Bull. crim., n° 242]. En tout cas, au regard des évolutions de la jurisprudence européenne et de la législation française, le rejet du contrôle a posteriori du bien-fondé de la garde à vue apparaissait comme une solution de moins en moins tenable, et la Chambre criminelle a logiquement fait évoluer sa jurisprudence, tant quant au régime dérogatoire qu’au régime de droit commun.

8. L’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation pour la garde à vue dérogatoire : l’annonce d’un contrôle de proportionnalité. Saisie de la conventionalité de la prolongation dérogatoire de garde à vue prévue en matière de criminalité organisée, la Chambre criminelle a validé la mesure au motif qu’elle n’était « pas excessive […], au regard tant de la gravité et de la complexité des faits d'escroquerie en bande organisée que des conditions dans lesquelles elle s'est déroulée » [Cass. crim., 9 mars 2016, n° 15-83.026 : inédit]. Les moyens contestaient abstraitement la conventionalité de la prolongation de la garde à vue au-delà de quarante-huit heures. Pour autant, en rappelant que la prolongation n’était pas excessive au regard « des conditions dans lesquelles elle s’est déroulée », la Chambre criminelle semble bien s’arroger le contrôle concret [selon les « conditions » de l’espèce] du bien‑fondé de la prolongation de la garde à vue, quand bien même elle ne développait pas le contrôle qu’elle affirmait avoir fait. Les interrogations qui pourraient naître sur la portée de cet arrêt semblent lever par l’existence de deux arrêts antérieurs dans lesquels la Chambre criminelle a écarté la contestation du bien-fondé de la prolongation dérogatoire de garde à vue dès lors qu’elle a estimé que « la chambre de l'instruction a analysé sans insuffisance les nécessités de l'instruction » [Cass. crim., 9 avr. 2015, n° 14-87.660 : Bull. crim., n°76 – Cass. crim., 19 janv. 2016, n° 15-81.039 : inédit], ce qui revenait déjà, plus implicitement, à s’arroger le contrôle concret du bien-fondé de la prolongation dérogatoire. Au-delà des affirmations péremptoires, la Cour de cassation n’a jamais développé les étapes de son raisonnement et les critères de son contrôle. En tout cas, le juge du fond est bien autorisé à pratiquer le contrôle a posteriori du bien-fondé de la prolongation, et celui-ci ne semble pas se cantonner aux éléments qui figurent dans la motivation de l’autorisation prise par le juge d’instruction ou le juge des libertés et de la détention. Quant au contrôle de la Cour de cassation, les formules annoncent tout simplement un contrôle de proportionnalité réalisé directement par elle, et non un contrôle cantonné à l’étude de la motivation du juge du fond : l’absence de développement de son raisonnement dans ces arrêts est d’autant plus frustrante.

9. Le cantonnement des motifs de l’article 62-2 à une question de régularité. Malgré la réforme de 2011 et l’évolution de la jurisprudence européenne, il est vrai, à cette époque, à ses prémisses, la Cour de cassation a d’abord persisté à décourager toute velléité du juge du fond à opérer à un contrôle rigoureux de l’opportunité de la garde à vue [Cass. crim., 18 nov. 2014, n° 14-81.332 : Bull. crim., n° 241]. Le juge du fond avait sanctionné une garde à vue réalisée à la suite d’une convocation adressée à un individu qui avait fait l’objet de vérifications alcooliques quelques jours auparavant, et ce, non pas pour poursuivre l’enquête, mais uniquement pour déférer l’individu et assurer sa comparution immédiate devant le Tribunal correctionnel. La Cour d’appel avait pris soin de motiver substantiellement son raisonnement au terme duquel elle avait considéré que la garde à vue n’était pas nécessaire, dans ce contexte [selon l’extrait de sa motivation figurant dans l’arrêt, la Cour d’appel avait statué en ce sens compte tenu que « l'enquête était achevée dès le 25 mai 2013, que la mesure de garde à vue, prise dans l'unique but d'assurer le défèrement de l'intéressée, n'était pas justifiée, qu'une comparution immédiate aurait pu être envisagée le 25 mai 2013 et qu'elle ne nécessitait pas un placement en garde à vue et un défèrement immédiat, alors que la personne mise en cause s'est présentée volontairement devant les enquêteurs »]. À défaut de réalisation d’acte d’enquête, la Cour d’appel avait apprécié le bien‑fondé de la garde à vue au regard de la nécessité d’user de la privation de liberté pour assurer la présentation de l’individu au magistrat du parquet. Son raisonnement n’était donc pas incohérent, tout en présentant une audace certaine, pour aboutir à critiquer le choix du magistrat du parquet sur l’orientation de la procédure. La Cour de cassation censurait la Cour d’appel au motif qu’« une mesure de garde à vue peut être décidée lorsqu'elle constitue l'unique moyen de permettre l'exécution des investigations impliquant la présence ou la participation de la personne ou de garantir la présentation de la personne devant le procureur de la République afin que ce magistrat puisse apprécier la suite à donner à l'enquête » et que le raisonnement de la Cour d’appel « a méconnu le sens et la portée du texte susvisé et le principe ci-dessus rappelé ». Autrement dit, si le juge de l’annulation doit rattacher la garde à vue à l’un des critères prévus par la loi [en l’espèce, la garde à vue visait bien à assurer la présentation du suspect au magistrat du parquet], il lui était encore interdit s’interroger au-delà, notamment pour vérifier qu’il était nécessaire de recourir à la privation de liberté pour satisfaire l’objectif poursuivi par la mesure de la garde à vue, ce qu’avait fait la Cour d’appel. La cassation était d’autant plus ferme que la Cour de cassation dans son arrêt n’apprécie aucunement la valeur ou la qualité de la motivation du juge du fond. La Cour de cassation maintenait donc un contrôle de régularité, certes enrichi désormais d’une nouvelle composante, à savoir qu’en plus de l’existence d’éléments de suspicion et du respect de la durée maximale, il faut aussi que la garde à vue soit rattachable à l’un des motifs de l’article 62-2 du Code de procédure pénale, ce que le juge du fond doit vérifier, comme le rappelle la Cour de cassation.

10. Le refus d’un contrôle strict de la motivation du juge du fond. La position de la Chambre criminelle, exposée en 2014, était particulièrement décevante, et c’est seulement récemment qu’elle a été de nouveau saisie de la question [Cass. crim., 28 mars 2017, n° 16-85.018 : à paraître au Bulletin], dans un arrêt forcément très attendu. Elle a enfin défini largement l’office du juge du fond saisi du contrôle du bien-fondé de la garde à vue : « il lui incombe de contrôler que la mesure de garde à vue remplit les exigences de l'article 62‑2 » du Code de procédure pénale. Il est désormais clair que le juge de l’annulation dispose du pouvoir d’appréciation de la totalité du bien-fondé de la garde à vue, non pas seulement de l’existence d’un critère de l’article 62-2, mais également de la vérification que la privation de liberté était le seul moyen nécessaire pour atteindre l’objectif de la garde à vue. Sur un plan moins important, la Chambre criminelle a également posé le principe que le juge de l’annulation n’est pas tenu par les motifs retenus par l’autorité de placement ou de prolongation de la garde à vue, et peut en découvrir dans son contrôle a posteriori. Quant au contrôle de la Cour de cassation, il se fonde en revanche sur les énonciations du juge du fond : elle n’entend donc pas réaliser elle-même un contrôle de proportionnalité, mais un contrôle classique de la motivation du juge du fond. L’arrêt est d’autant plus intéressant qu’il révèle l’intensité du contrôle de la Cour de cassation. En l’espèce, la garde à vue critiquée avait été réalisée plusieurs semaines après une première audition libre, et elle avait été levée pour la nuit après la réalisation d’une seule audition. La garde à vue avait repris le lendemain, pour la réalisation de confrontations et la présentation du suspect au parquet. La Chambre de l’instruction avait conclu à la régularité de la garde à vue, aux motifs que [selon la synthèse figurant dans l’arrêt de la Cour de cassation] « les confrontations devaient être vraisemblablement organisées, de sorte que cette mesure était justifiée par l'objectif d'empêcher d'éventuelles concertations ; qu'une de ces confrontations a eu lieu avant que la garde à vue ne soit levée, pour la nuit, et que le fait que les autres n'ont été organisées que le lendemain n'est pas significatif de ce que les auditions réalisées auraient pu, avec la même efficacité, être menées en dehors de toute coercition ; […] qu'au vu des données recueillies au cours de l'enquête, le procureur de la République pouvait, avant même le début des gardes à vue, considérer comme possible, voire vraisemblable, que certaines des personnes entendues lui soient déférées, et que ce magistrat a effectivement décidé à la fin de la mesure d'ouvrir une information et de présenter les personnes déférées à un juge d'instruction ». Cette motivation est particulièrement critiquable. Quand bien même le défèrement devant le magistrat du parquet n’avait pas été réalisé au terme de la première période de garde à vue, cela n’empêchait pas la Chambre de l’instruction de rattacher la garde à vue au motif de « garantir la présentation de la personne devant le procureur de la République afin que ce magistrat puisse apprécier la suite à donner à l'enquête » figurant à l’article 62-2, dès lors que dès l’exécution de la première partie de la garde à vue, un tel défèrement était « possible ». Autant dire qu’à suivre ce raisonnement, le bien-fondé de n’importe quel garde à vue serait toujours assuré sur ce critère. D’autre part, la chambre d’instruction n’explique jamais concrètement en quoi la réalisation des actes d’enquêtes nécessitait le recours à la privation de liberté. Elle opère même une sorte de renversement des démonstrations, en s’attachant à justifier que les circonstances de l’espèce sont insuffisantes pour s’assurer que les actes d’enquêtes auraient pu être réalisés aussi efficacement avec les suspects en liberté, ce qui revient à soutenir que le placement en garde à vue est de principe, alors que c’est évidemment tout le contraire et qu’il lui appartenait de démontrer que seule la privation de liberté était de nature à permettre la réalisation des actes d’enquête compte tenu des circonstances de l’espèce. Pourtant, la Chambre criminelle confirmait cette motivation de manière lapidaire : « attendu qu'en l'état de ces énonciations, d'où il résulte que la mesure de garde à vue était l'unique moyen de parvenir à l'un au moins des objectifs prévus par l'article 62-2 du code de procédure pénale, la chambre de l'instruction a justifié sa décision ». C’est donc un contrôle restreint que la Cour de cassation a réalisé, peu compatible avec la matière concernée, qui reste une ingérence à une liberté fondamentale, à savoir la liberté individuelle.  

11. De l’art de dissimuler les résistances. La jurisprudence de la Cour de cassation a évolué quant au contrôle du bien-fondé de la garde à vue, et la pression européenne n’est sans doute pas étrangère au phénomène. Dans les principes, la Cour de cassation affiche l’application de son contrôle le plus intense, celui de proportionnalité, dans la matière de la prolongation dérogatoire, et a abandonné la prohibition de tout contrôle a posteriori du bien-fondé de la garde à vue dans la matière du droit commun. La jurisprudence de la Cour de cassation, même la plus récente, reste décevante, alors que celle-ci n’a encore jamais développé son raisonnement dans la matière de la garde à vue dérogatoire et que son contrôle de la motivation du juge du fond est d’intensité faible dans la matière de la garde à vue de droit commun. Il ne faudrait pas que les évolutions de la jurisprudence française dans les principes ne constituent qu’un affichage servant à dissimuler de réelles résistances au développement d’un contrôle efficient du bien-fondé de la garde à vue. Les potentialités du contrôle du bien-fondé de la garde à vue, notamment sa capacité à remettre en cause les actes d’enquête, sont donc bridées. Cette ambiguïté dans l’état du droit n’est pas sans rappeler le contrôle du respect des droits du suspect, lequel est en apparence particulièrement strict, du fait de la nullité sans grief, mais est en réalité neutralisé par la jurisprudence de la Cour sur l’étendue des nullités, laquelle est cantonnée aux auditions. Ces solutions ménagent la conception policière de la mesure et empêchent que le vice de garde à vue ne soit létal pour la procédure.   


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