mercredi 11 novembre 2015

[obs.] La détention des étrangers sur l’île de Lampedusa : la réalité et les droits de l’Homme [à propos de CEDH, sect. II, 1er sept. 2015, Khlaifia et autres c. Italie, req. n° 16483/12]


1. La description de la réalité : le cas de l'île de Lampedusa devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Les faits tels qu’établis par la Cour européenne des droits de l’Homme prennent une reconnaissance particulière, profitant d’un éclairage international et revêtant un caractère impartial, pour émaner d’une juridiction [au point d’ailleurs que la question de l’établissement des faits est parfois particulièrement épineuse pour la Cour ; v. sur la question du génocide arménien, CEDH, gde ch., 15 oct. 2015, Perincek c. Suisse, req. n° 27510/08 et les différentes opinions séparées]. La structure même des arrêts participe à une mise en valeur des faits : leur description y tient une place importante, dès lors que la Cour, en principe du moins – et parfois en apparence seulement –, adopte une analyse in concreto, au risque de compliquer l’analyse de la portée de ses raisonnements [relire l’arrêt Salduz]. Certains arrêts brillent pratiquement par le seul établissement des faits [par exemple, la description du processus de détention secrète orchestré par la CIA est sans doute plus éclairante que la sanction d'un tel procédé, inévitable ; v. CEDH, sect. IV, 24 juil. 2014, Al Nashiri et Abu Zubaydah c. Pologne, req. nos 28761/11 et 7511/13], quand d’autres, s’ils présentent un véritable intérêt dans la construction de la jurisprudence européenne, figurent par ailleurs comme des références documentaires, facilitant l’appréhension précise d’un mécanisme de droit étranger [par ex., pour la description des conditions de détention en établissement pénitentiaire américain supermax, v. CEDH, sect. IV, 10 avr. 2012, Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni, req. nos 24027/07, 11949/08, 36742/08, 66911/09 et 67354/09, en angl.]. En particulier dans la matière de la privation de liberté, l’établissement et la description des faits sont essentiels, qu’il s’agisse d’établir l’existence d’une détention ou d’apprécier la dignité de ses conditions matérielles. Autant dire que la traduction du cas de l’île de Lampedusa par les requérants tunisiens devant la Cour européenne des droits de l’Homme, sous les principes assurant le contrôle de la privation de liberté [nous ne traiterons pas des autres aspects], intéresse d’abord pour promettre de dresser un état des lieux précis de la réalité des détentions subies par les étrangers à cet endroit [CEDH, sect. II, 1er sept. 2015, Khlaifia et autres c. Italie, req. n° 16483/12]. Mais l’arrêt comprend en plus de nombreux apports juridiques. Son « importance […] dépasse de loin le cas des trois requérants. Même s’il concerne des faits se situant dans une période spécifique du passé, du 17 au 29 septembre 2011, ses enseignements sont d’une actualité brûlante » [extrait de l’opinion partielle dissidente du Juge Lemmens].

dimanche 18 octobre 2015

[obs.] La légalité, le travail pénitentiaire et l’exécution des peines : les résurgences du passé [à propos de Cons. const., déc. n° 2015-485 QPC du 25 sept. 2015, M. Johny M.]


1. L’examen du champ de la légalité et de la suffisance des garanties législatives encadrant le travail pénitentiaire. C’est encore sur le pan de la légalité que le régime du travail pénitentiaire a été attaqué récemment au moyen d’une question prioritaire de constitutionnalité, et celui a été validé, une nouvelle fois, le 25 septembre 2015 par le Conseil constitutionnel [Cons. const., déc. n° 2015-485 QPC du 25 sept. 2015, M. Johny M. - Acte d'engagement des personnes détenues participant aux activités professionnelles dans les établissements pénitentiaires], après une première validation en date du 14 juin 2013 [Cons. const., déc. n° 2013-320/321 QPC du 14 juin 2013 ; D., 2013, p. 1221, obs. S. Slama ; ibid., p. 1909, F. Chopin ; Procédures, 2013, comm. 266, obs. J. Buisson]. La question de la légalité en matière pénitentiaire n’est pas anodine. Elle rappelle d’abord que le droit pénitentiaire – surtout la délimitation des droits des détenus et leur protection – a longtemps souffert d’un enchevêtrement de sources de faible valeur normative et d’un défaut de contrôle juridictionnel, notamment à cause de la théorie des mesures d’ordre intérieur. La prison n’est pas encore totalement débarrassée du défaut d’encadrement légal des libertés [on pense ici, notamment, à la liberté religieuse ; v. ci-dessous, n° 7] L’administration crée toujours ex nihilo de véritables régimes sécuritaires, dérogatoires au droit commun, qui amoindrissent les droits des condamnés [v. pour l’annulation de la note créant le régime des rotations de sécurité, CE, 29 févr. 2008, n° 308145 – v. l’avis critique du Contrôleur général des lieux de privation de liberté sur l’expérimentation du regroupement des détenus prosélytes]. Cette exception pénitentiaire ne concerne pas que les sources du droit et se retrouve aussi dans le contrôle du juge sur l’activité de l’administration, et s’il n’est plus vraiment nécessaire de rappeler les progrès réalisés en la matière [M. Guyomar, « Le juge administratif, juge pénitentiaire » ; in Terres du droit, Mélanges Jegouzo, Dalloz, 2009, p. 471], tant ils ont été mis en avant, il faut aussi rappeler que son office reste parfois inférieur à son action dans d’autres matières [v. pour le très récent abandon du contrôle limité à l’erreur d’appréciation manifeste pour le contrôle de la sanction pénitentiaire, celui-ci restant cependant dans la matière du recours en excès de pouvoir, CE,1er juin 2015, Boromée c. Min.justice, n° 380449 : Rec. CE : nos obs.]. Dans les sources comme dans son action, l'administration pénitentiaire bénéficie encore d'une marge d'appréciation, et l’intensité de la légalité intéresse toujours pour constater de sa réduction ou de son maintien, pour identifier les progrès acquis au fil du temps ou au contraire les résurgences du passé.

mardi 22 septembre 2015

[obs.] L’arrêt A. T. contre Luxembourg est devenu définitif

Le collège a refusé, le 14 septembre 2015, de saisir la Grande chambre de l’affaire A. T. c. Luxembourg [CEDH, sect. V, 9 avr. 2015, A. T. c. Luxembourg, req. n° 30460/13 ; v. notre comm. ici], rendant de ce fait l’arrêt de Section définitif [au cours de la même séance, le collège a accepté de renvoyer devant la Grande chambre l’affaire Lhermitte ; v. notre comm. de l’arrêt de Section sur la question de la motivation de la peine de réclusion criminelle]. Pourtant, celui-ci a  – volontairement ou non – adopté un raisonnement propice à l’examen de la Grande chambre sur la question de l’accès de l’avocat du suspect au dossier pendant la garde à vue. En effet, si la Section a semblé poser un principe général – « l’article 6 de la Convention ne saurait être interprété comme garantissant un accès illimité au dossier pénal dès avant le premier interrogatoire par le juge d’instruction, lorsque les autorités nationales disposent de raisons relatives à la protection des intérêts de la justice suffisantes pour ne pas mettre en échec l’efficacité des investigations » ; ibid., § 81 –, cette contribution résonne plutôt comme une proposition, puisque la Cour n’a pas véritablement appliqué aux faits d’espèce le principe fraichement forgé. Autant dire qu’un arrêt de la Grande chambre était utile, non seulement pour valider ou amender le principe ainsi proposé, mais aussi, dans le premier cas, pour fixer les rudiments de son application, l’arrêt de Section étant sur ce point muet.

L’ambiguïté laissée par l’arrêt A. T. demeure donc. Les optimistes – si l’on défend l’accès de l’avocat au dossier dès la garde à vue – pourront soutenir que le principe se trouve implicitement validé et qu’il reste désormais à la jurisprudence, dans son dynamisme et son œuvre créatrice, d’en dresser les limites. Mais des principes aux allures de coquilles vides, il en existe dans la jurisprudence européenne, en matière des droits du gardé à vue [faut-il rappeler l’incidente de l’arrêt Dayanan, encore citée par l’arrêt A. T., qui en opère pourtant la réduction], et ailleurs dans le droit de la privation de liberté [v. par exemple pour le contrôle du quantum manifestement disproportionné de la peine privative de liberté, qui, nous semble‑t-il, n’a pas encore fondé de condamnation, CEDH, gde ch., 9 juil. 2013, Vinter et autre c. Royaume-Uni, req. nos 66069/09, 130/10 et 3896/10].

En tout cas, il n’en reste pas moins, qu’au regard des conditions autorisant le renvoi de l’affaire devant Grande chambre, le problème de l’accès au dossier de l’avocat du suspect pendant la garde à vue, au cœur de l’arrêt de Section,  ne soulève pas « une question grave relative à l'interprétation ou à l'application de la Convention ou de ses protocoles, ou encore une question grave de caractère général » [art. 43 CEDH]. Dès lors, le rejet du renvoi comme l’analyse approfondie de l’arrêt de Section [v. notre comm. préc. ; pour le reste, nous nous contenterons de rappeler que l’arrêt de Section a procédé à la relativisation de l’arrêt Sapan, précédent de la Cour le plus en faveur d’un large accès au dossier de l’avocat du suspect pendant la garde à vue] se combinent et établissent qu’en l’état, la question des droits de la défense du suspect en garde à vue n’est plus un front en pointe dans la jurisprudence européenne [v. pour la question du suspect entendu librement, dont l’état de la jurisprudence européenne est aussi décevant, CEDH, sect. II, 16 juin 2015, Schmid-Laffer c. Suisse, req. n° 41269/08 : notre comm. ici].

À condition qu’une telle évolution ne serve pas au Collège, insidieusement, à se substituer à la Grande chambre, l’invitation faite à la Cour, à l’issue de la Conférence de haut-niveau de Bruxelles, de motiver « de manière brève » la décision de refus de renvoi du Collège [v. la Déclaration de Bruxelles du 27 mars 2015, p. 4] semble bienvenue, pour clarifier les principes guidant son adoption et mieux cerner sa portée, qui, comme dans notre cas, n’est pas toujours exempte d’ambivalence [le sens d’une décision de refus de renvoyer soulève également des interrogations, lorsqu’un arrêt de section formule un apport si important qu’il est digne de confirmation par la Grande chambre ; l’on songe ici, par exemple, à l’arrêt Shcherbina, qui a réalisé une avancée importante vers la généralisation de l’Habeas corpus européen – v. notre comm. ici –, mais dont le renvoi devant la Grande chambre a été rejeté, alors que le même arrêt a fait l’objet, par ailleurs, d’une mention au rapport annuel].

jeudi 6 août 2015

[tab.] Les injonctions en amélioration des conditions de détention devant le juge administratif des référés

La vétusté et l’insalubrité des établissements pénitentiaires – donc les atteintes à sa dignité, mais aussi, plus largement, à ses différents droits et libertés fondamentales, comme le droit à la santé – peuvent être combattues devant le juge administratif par l’usage d’un référé-liberté [v. pour des actions ayant prospéré, au moins en partie, TA Marseille, 13 déc. 2012, Section française de l'observatoire international des prisons, n° 1208103 : AJDA, 2012, p. 2414, obs. D. Necib, ou, s’agissant de l’appel de l’ordonnance précitée qui n’avait accueilli que partiellement les demandes, CE, réf., 22 déc. 2012, Sect. Fr. OIP, n° 364584 : Rec. CE ; D., 2013, p. 1304, chron. É. Péchillon ; AJP, 2013, p. 232, obs. É. Péchillon ; JCP, 2013, n° 87, note O. Le Bot ;ADL, 27 déc. 2012, note S. Slama ; JCP A, 2013, n° 2017, obs. G. Koubi ou TA Fort-de-France, 17 oct. 2014, Sect. Fr. OIP, n° 1400673 : D., actu., 24 oct. 2014, obs. M. Léna ou CE, réf., 30 juil. 2015, 392043, OIP-SF et Ordres des avocats au barreau de Nîmes à paraître au Bulletin – le dernier arrêt du Conseil d’État a été rendu après un rejet des demandes formulées par le juge du fond : TA Nîmes, réf., 17 juil. 2015, n° 1502166] ou d'un référé mesure-utile [TA Marseille, 10 janv. 2013, Sect. Fr. OIP, n° 1208146 : AJDA, 2013, p. 80, obs. D. Necib], afin d’obtenir des injonctions visant à l’amélioration des conditions de détention. Ces décisions permettent une première recension des injonctions demandées et de celles prescrites par le juge, et le bilan reste quelque peu décevant, alors que la Cour européenne des droits de l’Homme a considéré, dans un obiter dictum, que cette voie des référés administratifs pourrait apparaître comme un recours national utile pour permettre la contestation des conditions de détention indignes [v. CEDH, sect. V, 21 mai 2015, Yengo c. France, req. n° 50494/12 ; v. notre comm. ici].
Surtout, la dernière ordonnance du Conseil d’État  de juillet [préc.] consacre une vision restrictive des pouvoirs d’injonction du juge administratif saisi en référé-liberté, limités à la prescription de « mesures d'urgence que la situation permet de prendre utilement et à très bref délai ». En l'espèce, le juge a prononcé des injonctions qui peuvent apparaître finalement dérisoires [prendre, dans les meilleurs délais, toutes les mesures qui apparaîtraient de nature à améliorer, dans l'attente d'une solution pérenne, les conditions matérielles d'installation des détenus durant la nuit, assurer et améliorer l'accès des détenus aux produits d'entretien des cellules et à des draps et couvertures propres, doter l'accueil des familles d'un moyen d'alarme, demander l'autorisation de travaux pour la modification du système sécurité incendie et réaliser un diagnostic de sécurité sur le désenfumage de la partie hébergement homme], quand bien même il a noté par ailleurs la situation « gravement préoccupante » de l’établissement pénitentiaire au regard de la surpopulation y régnant.
Auparavant en juin, le Conseil d’État s’était déjà montré rigoureux dans la matière du référé mesure-utile, annulant l’ordonnance du juge des référés de premier degré [TA Melun, 19 janvier 2015, OIP, n° 1410906], qui avait enjoint à l’administration pénitentiaire de détruire le muret de séparation dans les parloirs de l’établissement de Fresnes [CE, 3 juin 2015, n° 387683 : inédit]. Le Conseil d’État a reproché au juge du premier degré sa motivation, caractérisant l’urgence par la violation d’une disposition du Code de procédure pénale,  « sans rechercher si des éléments concrets, propres à l'espèce, étaient susceptibles de caractériser l'urgence ». Le juge des référés du Tribunal administratif de Melun, à qui l’affaire a été renvoyée, a adopté la même injonction, en adoptant une motivation plus conforme aux exigences du Conseil d’État [TA, 15 sept. 2015, OIP, n°1410906]. Dès lors, si le référé mesure-utile n’est donc pas impropre par nature à l’obtention de meilleures conditions de détention, le Conseil d’État veille au contrôle de la condition d’urgence, qui ne saurait être appréciée in abstracto, par exemple du fait de la violation de la loi, mais nécessite une caractérisation in concreto.
Finalement, cette jurisprudence ne dessine pas de recours spécial en amélioration des conditions de détention, le référé-liberté comme le référé mesure-utile restant, en cette matière, soumis aux conditions de droit commun, le Conseil d’État veillant à leur respect et à interdire toute déformation [cette approche du Conseil d’État n’est pas sans rappeler celle qu’il suit en matière d’isolement pénitentiaire, toujours concernant l’usage des référés ; v. sur ce point, notre comm. ici, in fine]. S’il y a bien un juge pénitentiaire [M. Guyomar, « Le juge administratif, juge pénitentiaire » ; in Terres du droit, Mélanges Jegouzo, Dalloz, 2009, p. 471], il œuvre à travers les actions de droit commun, recours en excès de pouvoir ou référés administratifs, sans qu’il n’existe, à proprement parler, d’action pénitentiaire.

lundi 3 août 2015

[obs.] Le peu de droits du suspect interrogé librement : la persistance du lien entre droits de la défense et privation de liberté [CEDH, sect. II, 16 juin 2015, Schmid Laffer c. Suisse, req. n° 41269/08]


1. L’audition du suspect sans contrainte devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Il y a des questions dont on attendait impatiemment la solution et qui sont finalement tranchées au moment où elles n’ont pratiquement plus d’intérêt... Tel est le cas de la question du contenu des droits de la défense applicable au suspect entendu librement par la police, tranché récemment par la Cour européenne des droits de l’Homme sur le fondement de l’article 6 [CEDH, sect. II, 16 juin 2015, Schmid-Laffer c. Suisse, req. n° 41269/08], alors que le droit français a déjà consacré au profit du suspect en audition libre les droits à l’assistance d’un avocat durant l’interrogatoire et à la notification du droit au silence [art. 61-1 CPP – v. M. Toullier, « Le statut du suspect à l'ère de l'européanisation de la procédure pénale : entre “petite” et “grande” révolutions » ; RSC, 2015, p. 127 ou S. Pellé, « Garde à vue : la réforme de la réforme (acte I) » ; D., 2014, p. 1508], réalisant ainsi une coupure forte entre la privation de liberté du suspect et le déclenchement des droits de la défense. Pour autant, on aurait tort de ne pas s’intéresser à la solution adoptée, surtout lorsqu’elle confirme la direction générale prise par la Cour européenne des droits de l’Homme quant aux droits de la défense du suspect, tendant à réduire progressivement les potentialités de ses célèbres arrêts Salduz [CEDH, gde ch., 27 nov. 2008, Salduz c. Turquie, req. n° 36391/02 : Rec. CEDH, 2008 ; D., 2009, p. 2897, note J.‑F. Renucci ; AJDA, 2009, p. 852, chron. J.‑F. Flauss ; JCP, 2009, I, n° 104, chron. F. Sudre ; Dr. pénal, 2009, n° 4, chron. E. Dreyer] et Dayanan [CEDH, sect. II, 13 nov. 2009, Dayanan c. Turquie, req. n° 7377/03 : AJP, 2010, p. 27, note C. Saas ; D., 2009, p. 2897, note J.‑F. Renucci ; RSC, 2010, p. 231, obs. D. Roets ; Gaz. Pal., 3 déc. 2009, note H. Matsopoulou ; Dr. pénal, 2010, n° 3, chron. V. Lesclous], dont l’éclat ne fait que s’atténuer. En l’espèce, l’amant d’une femme en instance de divorce avait poignardé le mari de celle-ci, avait été arrêté immédiatement et avait avoué la tentative de meurtre. La requérante avait été entendue librement et en qualité de témoin le 1er août, sans avoir bénéficié de la notification de son droit de garder le silence ou de tout autre droit, ni de l’assistance d’un avocat et elle avait tenu des déclarations incriminantes : elle avait admis avoir évoqué avec son amant la possibilité d’assassiner son mari pour plaisanter et avait décrit le déroulement du jour des faits duquel il ressortait qu’elle pouvait difficilement avoir ignoré le projet de son amant [Schmid‑Laffer : préc. ; § 10]. La requérante n’avait toutefois pas avoué franchement avoir incité son amant à tuer son mari, ce qu’elle fit plus tard alors qu’elle était placée en détention provisoire, avant de se rétracter, après avoir pu enfin bénéficier de l’assistance d’un avocat commis d’office. Elle était finalement condamnée, notamment, pour avoir incité son amant à commettre le crime. Devant la Cour européenne des droits de l’Homme, c’est uniquement son audition du 1er août que la requérante critiquait sur le fondement de l’article 6, et celle-ci se plaignait, plus précisément, d’une atteinte à son droit de garder le silence. L’arrêt concerne donc directement la question de l’applicabilité des droits de la défense, tels qu’ils ressortent de l’article 6, au suspect interrogé sans contrainte.

mercredi 8 juillet 2015

[veille] L'affaire Mursic renvoyée devant la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l'Homme

L'arrêt Mursic a réalisé un abaissement du seuil de la caractérisation du traitement inhumain et dégradant causé par la surpopulation, tout en se montrant peu rigoureux quant au raisonnement rendu, notamment pour évincer l'apport de l'arrêt Torreggiani sans véritablement bien en rendre compte [v. notre comm., Torreggiani vs Mursic : les atermoiements européens sur la sanction de la surpopulation]. C'est donc avec une certaine attention que devra être scruté l'arrêt que la Grande chambre rendra sur cette affaire, puisque le collège vient d'accepter le renvoi demandé par le requérant.

[obs.] La recherche de l’amendement et de la réinsertion, plutôt que la protection de la dignité, nouveau principe directeur servant à l’encadrement de la peine perpétuelle [à propos de CEDH, gde ch., 30 juin 2015, Khoroshenko c. Russie, req. n° 41418/04]

La consolidation du nouveau principe directeur. Si la peine perpétuelle est contrôlée habituellement sous l’angle de l’article 3 [interdiction des peines et traitements inhumains et dégradants] ou de l’article 5 [droit à la liberté et à la sûreté] de la Convention européenne des droits de l’Homme, c’est sous le visa de l’article 8 [droit à mener une vie familiale normale] que la Grande chambre a rappelé que « l’accent mis sur l’amendement et la réinsertion des détenus était à présent un élément que les États membres étaient tenus de prendre en compte dans l’élaboration de leurs politiques pénales » [CEDH, gde ch., 30 juin 2015, Khoroshenko c. Russie, req. n° 41418/04 ; § 121 – v. pour la même formulation consacrée sur le fondement de l’article 3, CEDH, gde ch., 9 juil. 2013, Vinter et autre c. Royaume-Uni, req. nos 66069/09, 130/10 et 3896/10 : Rec. CEDH, 2013 ; D., actu., 12 juil. 2013, obs. M. Léna ; ibid., 2013, p. 2081, note J.‑F. Renucci ; ibid., p.  2713, chron. G. Roujou de Boubée ; ibid., 2014, p. 1235, chron. J.-P. Céré ;RFDA, 2014, p. 538, chron. L. Labayle ; AJP, 2013, p. 494, obs. D. van Zyl Smit ; RSC, 2013, p. 625, chron. P. Poncela ; ibid., p. 649, obs. D. Roets ; Dr. pénal, 2013, comm. n° 165, obs. É. Bonis-Garçon ; ibid., 2014, chron. n°3, obs. V. Peltier ; ibid., chron. n° 4, chron. E. Dreyer ; JCP, 2014, n° 970, obs. L. Milano ; ibid., 2013, n° 918, obs. F. Sudre ; § 115]. Que le contrôle européen s’exerce sur le fondement de l’article 3, de l’article 5 ou désormais de l’article 8, la recherche de l’amendement et de la réinsertion apparaît comme le nouveau principe directeur de l’encadrement de la peine perpétuelle, plutôt que la protection de la dignité, principe directeur qui a servi dans un premier temps à la Cour à cette régulation, par exemple pour interdire la peine perpétuelle de facto et de jure incompressible [CEDH, gde ch., 12 févr. 2008, Kafkaris c. Chypre, req. n° 21906/04 : Rec. CEDH, 2008 : RSC, 2008, p. 692, obs. D. Roets ; § 97]. Sur le fondement de l’article 3, c’est ainsi que l’arrêt de Grande chambre Vinter, après avoir consacré une subdivision aux « instruments internationaux pertinents concernant la réinsertion des détenus » [Vinter, gde ch. : préc.], a dégagé au profit du détenu un droit au réexamen non judiciaire de la persistance de motifs pénologiques justifiant sa détention [ibid., § 119 et s.], au cours de l’exécution de sa condamnation à la perpétuité réelle [celle-ci est présumée poursuivre tout son long la répression du détenu, sans autre finalité]. Sur le fondement de l’article 5, c’est ainsi que l’arrêt James a dégagé pour le détenu subissant une peine perpétuelle sécable [celle-ci, à la différence de la perpétuité réelle, se caractérise par une première période punitive, puis une seconde de sûreté, le recours de l’article 5 § 4 s’appliquant à cette dernière période, celui‑ci obligeant le Tribunal à apprécier la nécessité du maintien en privation de liberté – v. pour une affaire anglaise, CEDH, plén., 2 mars 1987, Weeks c. Royaume-Uni, req. n° 9787/82 : Rec. CEDH, série A, n° 114, ou une affaire française, CEDH, sect. II, 11 avr. 2006, Léger c. France, req. n° 19324/02 : RSC, 2007, p. 134, comm. F. Massias ; D., 2006, p. 1800, note J.‑P. Céré ; AJP, 2006, p. 258, note S. Enderlin] un droit à bénéficier d’un contenu de nature à permettre sa réhabilitation [CEDH, sect. IV, 18 sept. 2012, James, Wells et Lee c. Royaume-Uni, req. nos 25119/09, 57715/09, 57877/09 et 18/09/2012, en angl. : D., actu., 8 oct. 2012, obs. O. Bachelet ; Dr. pénal, 2013, n° 4, chron. E. Dreyer ; § 218 : « As the Court has indicated above, in circumstances where a Government seek to rely solely on the risk posed by offenders to the public in order to justify their continued detention, regard must be had to the need to encourage the rehabilitation of those offenders »]. D’autre part, la Cour a logiquement déduit de la consécration d’une véritable opportunité pour le détenu d’obtenir une libération au cours de l’exécution de la peine perpétuelle – soit devant le Tribunal, fondée sur le fondement de l’article 5 § 4, pour la perpétuité sécable, soit devant une autorité non judiciaire [a minima], fondée sur le fondement de l’article 3, pour la perpétuité réelle – que le régime de l’exécution de la peine, dès son début, ne devait pas compromettre toute chance de réhabilitation [CEDH, sect. IV, 8 juil. 2014, Harakchiev et Tolumov c. Bulgarie, req. nos 15018/11 et 61199/12 : § 263 : « having a genuine opportunity of reforming himself »]. Ainsi, sur le fondement de l’article 3, le détenu ne peut être placé automatiquement dans un régime d’isolement pénitentiaire prolongé, simplement du fait des infractions qu’il a commises [Harakchiev et Tolumov : préc.]. Sur le fondement de l’article 8, il ne peut pas non plus, toujours au regard de sa condamnation exclusivement, être empêché de téléphoner à ses proches et de recevoir leurs visites, sauf une fois tous les six mois pour les membres de sa famille, et ce pendant les dix premières années de l’exécution de sa peine perpétuelle, dès lors qu’un tel régime viole, notamment, « les impératifs d’amendement et de réinsertion des détenus de longue durée » [Khoroshenko, gde ch. : préc. ; § 148]. 3, 5 et 8, la recherche de l’amendement et de la réinsertion est bien un principe général à l’aune duquel toutes les ingérences aux libertés et droits fondamentaux du détenu condamné à une peine perpétuelle sont confrontées.

La marche européenne à pas feutrés. Quand bien même la Cour développe la consécration d’obligations positives, y compris sur le fondement de l’article 3 en matière pénitentiaire [faut‑il encore présenter l’arrêt Kudla ?], l’utilisation de la recherche de la réinsertion et de l’amendement, plutôt que de la protection de la dignité, est plus adapté pour forcer les États à inclure dans l'exécution de la peine perpétuelle un contenu visant à la réhabilitation du détenu. Plus encore, le nouveau principe directeur est de nature à imposer un tel contenu à la peine à temps. À ce titre, la Cour européenne des droits de l’Homme se plait à employer l’article 10 § 3 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, selon lequel « le régime pénitentiaire comporte un traitement des condamnés dont le but essentiel est leur amendement et leur reclassement social » [v. Vinter, gde ch. : préc. ; § 118 James, Wells et Lee : préc. ; § 208 – Khroshenko, gde ch. : préc. ; § 145] et dont les principes ne sont pas limités à la peine perpétuelle. C’est dire si le développement du principe directeur de la recherche de l’amendement et de la réinsertion porte de fortes potentialités pour enrichir d’une nouvelle dimension le standard pénitentiaire européen, au-delà de la sanction (trop) classique de l’indignité des conditions matérielles de détention, du fait de la vétusté, de l’insalubrité ou de la surpopulation [v. sur ce standard, notre comm. de l’arrêt Mursic]. Il n’en demeure pas moins que la Cour européenne des droits de l’Homme fait preuve d’une prudence extrême en la matière, si bien que les apports du nouveau principe directeur sont limités et qu'il ne faut sans doute pas attendre de celui-ci, à courte échéance, qu'il suscite d'importantes évolutions. Ainsi, concernant la perpétuité réelle, la Cour a écarté de mettre à la charge de l’État l’obligation d’organiser un contenu visant la réhabilitation du détenu, se contentant d’interdire que les chances d’obtenir un tel résultat soient compromises par la soumission automatique de celui-ci à un régime de détention trop sévère [Harakchiev et Tolumov : préc. ; § 264 – v. plus précisément sur les exigences de la Cour, quant à l’obligation pour l’État d’assortir à la privation de liberté un contenu de nature à favoriser la réadaptation, qui varie selon les cas de détention, notre chron., n° 26]. D’autre part, le droit au réexamen bénéficiant au détenu condamné à la perpétuité réelle, par égard pour la marge d’appréciation des États, a été altéré dans la dernière jurisprudence de la Cour, qu’il s’agisse du temps d’épreuve de vingt-cinq ans au terme duquel il devient en principe exigible [CEDH, sect. V, 13 nov. 2014, Bodein c. France, req. n° 40014/10 : v. notre comm.] ou du contrôle de la qualité de la loi organisant un tel recours [CEDH, sect. IV, 3 févr. 2015, Hutchinson c. Royaume-Uni, req. n° 57592/08 : v. notre comm.]. Le nouvel arrêt ici signalé se perd encore en de nombreuses précautions, alors même que la sévérité du régime en cause [Khoroshenko, gde ch. : préc. ; § 22 : « le requérant fut autorisé à recevoir tous les six mois une visite courte de membres de sa famille, d’une durée maximale de quatre heures. À ces occasions, le requérant communiquait avec ses proches à travers une paroi vitrée ou des barreaux métalliques, dans des conditions qui ne permettaient aucun contact physique. Un gardien écoutait les conversations qu’il avait avec ses visiteurs. »] ne laissait guère de doute quant au constat de violation, d’autant plus que la Cour avait déjà connu d'un précédent très similaire dans lequel elle avait déjà relevé une violation de l’article 8 [CEDH, sect. V, 23 févr. 2012, Trosin c. Ukraine, req. n° 39758/05, en angl.]. Elle s’est pourtant attardée sur la marge d’appréciation des États, pour constater un consensus dans de nombreux États contractants qui « n’établissent aucune distinction en la matière entre les détenus condamnés à la réclusion à perpétuité et les autres catégories de détenus » et qui autorisent généralement au moins « une visite par mois » [Khoroshenko, gde ch. : préc. ; § 135]. Plus précisément, concernant les droits de visites, ces derniers éléments doivent sans doute être considérés comme intégrant le standard européen pénitentiaire et à ce titre, celui-ci devenant de plus en plus abstrait, ils figurent comme la nouvelle norme applicable en la matière. En tout cas, la lumière faite par la Cour européenne des droits de l’Homme sur l’article 10 § 3 du Pacte devrait au moins, sur le plan national, renforcer sa prise en compte, aujourd’hui contrastée [v. pour le contrôle de l’isolement de sûreté à la disposition internationale et la validation du droit national, CE, sect., 31 oct. 2008, Sect. fr. OIP, n° 293785 : Rec. CE, p. 374 ; RFDA, 2009, p. 73, concl. M. Guyomar ; D., 2009, p. 134, note M. Herzog‑Evans ; Gaz. Pal., 13 déc. 2008, p. 33, note M. Guyomar ; AJDA, 2008, p. 2389, chron. É. Geffray et S.-J. Liéber ; AJP, 2008, p. 500, obs. É. Péchillon ; Dr. admin., 2009, comm. n° 10, note F. Melleray v. pour le contrôle des sanctions disciplinaires à la disposition internationale et la validation du droit national, CE, 26 juin 2015, n° 375133 : inédit – v. pour le refus du juge administratif que « les objectifs d'insertion et de réinsertion attachés aux peines subies par les détenus » intègrent la matière des libertés fondamentales et servent à fonder un référé-liberté, CE, 15 juil. 2010, Puci c. min. Justice, n° 340313 : inédit– v. pour la confirmation de cette solution, CE, 13 nov. 2013, n° 338720 : Rec. CE, T.].

lundi 6 juillet 2015

[veille] Le travail pénitentiaire de nouveau traduit devant le Conseil constitutionnel

Le Conseil constitutionnel a récemment rejeté l'application du droit social au travail pénitentiaire, validant ainsi « la première phrase du troisième alinéa de l’article 717-3 du Code de procédure pénale » aux termes duquel « les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l'objet d'un contrat de travail » [Cons. const., déc. n° 2013-320/321 QPC du 14 juin 2013, [M. Yacine T. et autre] : J. O., 16 juin 2013, p. 10025 ; D., 2013, p. 1221, obs. S. Slama ; ibid., p. 1909, obs. F. Chopin ; Procédures, 2013, comm. 266, obs. J. Buisson]. Une nouvelle occasion lui est donnée de préciser l’encadrement du travail en prison. Le Conseil d’État [CE, 6 juillet 2015, n° 389324] a en effet renvoyé devant le Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité concernant la compatibilité de l’article 33 de la loi pénitentiaire, selon lequel « la participation des personnes détenues aux activités professionnelles organisées dans les établissements pénitentiaires donne lieu à l'établissement d'un acte d'engagement par l'administration pénitentiaire […] signé par le chef d'établissement et la personne détenue, [qui] énonce les droits et obligations professionnels de celle-ci ainsi que ses conditions de travail et sa rémunération », avec le droit à 1' emploi, la liberté syndicale, le droit de grève et le principe de participation des travailleurs. S’agissant d’une affaire concernant le déclassement d’un détenu, le Conseil d’État a logiquement écarté une autre question, pour être inapplicable à l’instance en cours, visant de nouveau l'article 717-3 du code de procédure pénale, mais cette fois le dernier aliéna, qui dispose que « la rémunération du travail des personnes détenues ne peut être inférieure à un taux horaire fixé par décret et indexé sur le salaire minimum de croissance défini à l'article L. 3231-2 du code du travail » et que « ce taux peut varier en fonction du régime sous lequel les personnes détenues sont employées ».

mercredi 1 juillet 2015

[veille] La critique par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté de "la prise en charge de la radicalisation islamiste en milieu carcéral"

Le traitement de la "radicalisation islamiste" en milieu carcéral a donné lieu à des expérimentations, surtout un regroupement de détenus dans l'établissement de Fresnes, dont on peut craindre qu'il constitue un nouvel avatar d'une création de l'administration pénitentiaire en dehors de la légalité qui cause grief aux droits des personnes concernées [v. pour la mise en relief des problématiques du phénomène religieux en détention, P.Poncela, "Religion et prison, je t'aime moi non plus",  RSC, 2015, p. 143]. Pourtant, le Premier ministre a annoncé l'extension à d'autres établissements du dispositif. Le dernier avis du Contrôleur général des lieux de privation de liberté traite de ces expérimentations, celui-ci se montrant critique, notamment, sur le regroupement [CGLPL, Avis relatif à la prise en charge de la radicalisation islamiste en milieu carcéral, 30 juin 2015].

[obs.] Le juge français et la contestation de la dignité des conditions de détention [CEDH, sect. V, 21 mai 2015, Yengo c. France, req. n° 50494/12]

1. Le droit à l’indemnisation par le juge interne de l’indignité passée des conditions matérielles de détention. L’article 13 combiné à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’Homme oblige le droit national à consacrer une voie de recours interne contre les conditions de détention matériellement indignes du fait de l’insalubrité et de la vétusté ou de la surpopulation [v. pour le contrôle européen de la matière, dont le critère principal réside dans la surface de l’espace personnel dont bénéficie le détenu, notre comm. de l’arrêt Mursic]. En réalité, ce sont deux recours qui doivent coexister pour satisfaire la Convention [v. pour un rappel des principes applicables, nos obs. ici]. Pour les conditions de détention passées, soit que le détenu, après l’introduction de son action, ait été libéré ou ait bénéficié de conditions de détention satisfaisantes, le recours utile interne est indemnitaire. Sur ce point, la Cour européenne des droits de l’Homme a déjà estimé que l’action du détenu devant le juge administratif français pour engager la responsabilité de l’État du fait des conditions de détention indignes [v. pour les premières décisions du fond TA Caen, 21 déc. 2004 ; AJP, 2005, p. 120, obs. C. S. Enderlin ou TA Versailles, 18 mai 2004 ; AJP, 2004, p. 413, obs. M. Herzog‑Evans ou TA Rouen, 27 mars 2008, n° 0602590 ; D., 2008, p. 1959, comm. M. Herzog-Evans ou CA Douai, 12 nov. 2009, n° 09DA00782 : AJDA, 2010, p. 42, obs. J. Lepers – v. pour une synthèse de la jurisprudence administrative, N. Deffains, « De la responsabilité de l’État du fait des conditions de détention » ; Gaz. Pal, 9 févr. 2013, p. 12, spéc. II] est une voie de recours interne efficace au sens de la Convention [CEDH, sect. V, 13 sept. 2011, Lienhardt c. France, req. n° 12139/10, déc.CEDH, sect. V, 2 avr. 2013, Théron c. France, req. n° 21706/10, déc.CEDH, sect. V, 10 avr. 2012, Rhazali et autres c. France, req. n° 37568/09, déc.]. Les actions se multiplient [selon le Rapport d’information de la Commission des Lois constitutionnelles sur les moyens de lutte contre la surpopulation carcérale, « le montant des condamnations liées aux conditions de détention s’élevait à 46.000 € en 2009, à 140.250 € en 2010 et à 343.000 € en 2011, soit une progression de 645 % entre 2009 et 2011 »], même si les indemnisations accordées demeurent modestes [dans sa décision Lienhardt, précitée, la Cour déclarait irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes le requérant n’ayant agi que devant le Tribunal administratif, qui lui avait alloué 2.000 € d’indemnisation. La Cour notait qu’elle lui aurait sûrement accordé une meilleure indemnisation, sans que cette circonstance ne suffise à rendre la requête recevable. En revanche, le montant de l’indemnisation du préjudice accordé par le juge interne, s’il est considérablement inférieur au montant que la Cour pourrait allouer pour une affaire similaire, empêche que le requérant perde sa qualité de victime et lui permet d’agir ; CEDH, sect. IV, 20 juil. 2010, Ciorap c. Moldavie (n° 2), req. n° 7481/06, en angl. En l’espèce, le requérant avait obtenu 600 € en réparation de la détention indigne, mais la Cour allouait au requérant 4.000 € d’indemnisation. Elle citait deux exemples dans sa jurisprudence récente, qui ont vocation à servir de mètre étalon en matière d’indemnisation, dans lesquelles elle avait accordé à chaque fois 6.000 € de préjudice moral ; ibid., § 24. Le premier cas concernait des conditions de détention sévères qui n’avaient duré que cinq jours ; CEDH, sect. IV, 15 déc. 2009, Gavrilovici c. Moldavie, req. n° 25464/05, en angl.. Le second une détention provisoire de deux mois, réalisée dans des conditions dont l’indignité était moins affligeante ; CEDH, sect. IV, 27 mars 2007, Istratii c. Moldavie, req. nos 8721/05, 8705/05 et 8742/05, en angl.].

mercredi 10 juin 2015

[obs.] Hausse du contrôle du juge administratif de la sanction de placement en cellule disciplinaire [CE, 1er juin 2015, Boromée c. Min. justice, n° 380449 : Rec. CE]

Le mouvement général de la hausse du contrôle du juge administratif sur la sanction est connu, qu’il aboutisse au basculement d’un pan de la matière dans le plein contentieux [v. pour la sanction administrative prise à l’encontre d’un administré, CE, ass., 16 févr. 2009, Société Atom, n° 274000 : RecCE, p. 26 ; AJDA, 2009, p. 583, chron. S.-J. Lieber et D. Botteghi ; AJP, 2009, p. 189, obs. É. Péchillon ; RFDA, 2009, p. 259, concl. C. Legras ; ibid., 2012, p. 257, comm. J. Martinez‑Mehlinger ; Constitutions, 2010, p. 115, obs. O. Le Bot] ou, tout en maintenant le contentieux dans le domaine du recours en excès de pouvoir, à l’abandon du contrôle restreint, celui cantonné à l’erreur manifeste d’appréciation [v. pour la sanction administrative prise à l’encontre d’un agent public, CE, ass., 13 nov. 2013, Dahan, n° 347704 : Rec. CE – v. avant même l’arrêt Dahan pour la progression du contrôle normal en matière disciplinaire, M. Canedo-Paris, « Feu l'arrêt Lebon ? » ; AJDA, 2010, p. 921]. La sanction pénitentiaire a d’abord échappé à ce mouvement, le recours pour excès de pouvoir aboutissant encore à un contrôle de la disproportion manifeste de la sanction par rapport à la nature et à la gravité des faits [CE, 20 mai 2011, Letona Biteri, n° 326084 : Rec. CE, p. 246 ; AJP, 2012, p. 177, obs. M. Herzog‑Evans ; AJDA, 2011, p. 1056, obs. R. Grand – v. M. Moliner‑Dubost, « À propos d'une autre "jurisprudence immobile" : le contentieux des sanctions disciplinaires infligées aux détenus » ; AJDA, 2013, p. 1380], l’exception pénitentiaire persistant jusqu’alors. En reprenant directement le considérant tiré de l’arrêt Dahan, adapté au cas du détenu, le Conseil d’État vient donc de dénier que la spécificité carcérale justifie un contrôle limité à l’erreur manifeste d’appréciation et vient de reconnaître, aussi dans la matière, l’application du contrôle normal : « il appartient au juge de l'excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un détenu ayant fait l'objet d'une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes » [CE,1er juin 2015, Boromée c. Min.justice, n° 380449 : Rec. CE]. Si en l’espèce, le détenu avait été sanctionné par le placement en cellule disciplinaire, l’apport ne se cantonne pas à cette seule sanction. En revanche, le contrôle tel qu’énoncé ici reste limité, la disproportion s’appréciant uniquement, au regard de la formule, à la gravité des fautes, la personnalité du détenu n’entrant pas en ligne de compte.

vendredi 5 juin 2015

[obs.] Motivation de la peine privative de liberté et procès équitable [CEDH, sect. II, 26 mai 2015, Lhermitte c. Belgique, req. n° 34238/09]

Motivation du verdict et procès équitable

La compatibilité entre la motivation des arrêts de la Cour d’assises par le système des questions et le procès équitable a été vivement remise en cause par la Cour européenne des droits de l’Homme [CEDH, sect. II, 13 janv. 2009, Taxquet c. Belgique, req. 926/05 ; RSC, 2009, p. 657, obs. J.‑P. Marguénaud ; D., 2009, p. 1058, note J.-F. Renucci ; ibid., p. 2545, obs. K. Gachi ; RFDA, 2009, p. 677, comm. L. Berthier et A.-B. Caire ; JCP, 2009, actu., n° 200, obs. M.-L. Rassat ; Gaz. Pal., 14 mai 2009, p. 11, note F. Desprez ; Procédures, 2009, comm. n° 172, obs. J. Buisson], avant que la Grande chambre ne recule – ou ne trouve une position médiane plus acceptable, selon les opinions –, en refusant de considérer, par principe, le système de la motivation par questions inconventionnel [CEDH, gde ch., 16 nov. 2010, Taxquet c. Belgique, req. n° 926/05 ; RSC, obs. J.‑P. Marguénaud ; D., 2011, p. 47, obs. O. Bachelet ; ibid., note J. Pradel ; ibid., note J.-F. Renucci ; AJP, 2011, p. 35, obs. C. Renaud-Duparc]. L’arrêt de Grande chambre n’en a pas moins posé le principe que « le public et, au premier chef, l’accusé doivent être à même de comprendre le verdict qui a été rendu » [ibid.; § 90]. Ainsi, la motivation par des questions suffisamment précises et nombreuses pour établir les circonstances de la commission des infractions, concernant des faits simples et n’impliquant qu’un seul accusé, a été jugée suffisante [CEDH, sect. V, 10 janv. 2013, Legillon c. France, req. n° 53406/10 – v. contra pour le refus de considérer que la seule question posée sans référence « à aucune circonstance concrète et particulière » puisse « permettre au requérant de comprendre le verdict de condamnation », CEDH, sect. V, 10 janv. 2013, Oulahcene c. France, req. n° 44446/10 ; § 53]. En cas d’élément de complication, par exemple de pluralité d’accusés, l’ordonnance de mise en accusation peut également servir d’élément de compréhension [CEDH, sect. V, 10 janv. 2013, Voica c. France, req. n° 60995/09]. Les questions et l’ordonnance de mise en accusation ne suffisent plus toutefois en présence de certains éléments compliquant trop la compréhension, par exemple lorsque l’accusé est condamné après un premier acquittement, si bien que, même si la Cour ne l’impose pas expressément, un exposé des principaux motifs retenus pour établir la culpabilité apparaît indispensable [CEDH, sect. V, 10 janv. 2013, Fraumens c. France, req. n° 30010/10CEDH, sect. V, 10 janv. 2013, Agnelet c. France, req. n° 61198/08]. Dès lors, si l’on peut sans doute dégager l’existence d’un principe de motivation des verdicts de Cour d’assises, celui-ci peut encore être satisfait par la forme minimale des questions, des lors que des éléments extrinsèques peuvent permettre à l’accusé d’en compléter la compréhension.
Si les différentes solutions européennes montrent une souplesse certaine [v. pour les commentaires des arrêts du 10 janvier 2013, D., 2013, p. 615, note J.‑F. Renucci ; RSC, 2013, p. 158, obs. J.-P. Marguénaud ; ibid., p. 112, note J. Danet], ces arrêts n’ont pas abordé frontalement la question de la fixation de la peine. Malgré la formulation large de l’arrêt Taxquet [il se réfère à la notion de « verdict », qui inclut déclaration de culpabilité et fixation de la peine ; Taxquet, gde ch. : préc. ; § 90], la Cour a principalement évoqué le cas de coaccusés sanctionnés distinctement : le condamné doit pouvoir « déterminer quels avaient été les éléments qui avaient permis au jury de conclure que [certains] avaient eu une participation limitée dans les faits reprochés, entraînant une peine moins lourde » [Taxquet, gde ch. : préc. ; § 97] ou encore, à la suite d’un appel, il ne doit pas « ignorer la raison pour laquelle sa peine, prononcée en fonction des responsabilités respectives de chacun des coaccusés, a pu être successivement inférieure et supérieure à celle de son coaccusé » [Voica : préc. ; § 52]. Mais la motivation exigée se rapporte d’abord à la gravité des faits, la Cour envisageant surtout que les différences entre les peines prononcées traduisent la différence de degrés d’implication ou de responsabilité des coaccusés. La modification du droit français, qui a suivi, pour introduire la motivation des arrêts de Cour d’assises [art. 365‑1 CPP], n’exige pas non plus du juge des explications quant à la fixation de la peine [selon la disposition précitée, « la motivation consiste dans l'énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des faits reprochés à l'accusé, ont convaincu la cour d'assises »], et les nouveaux principes ont été accueillis avec bienveillance par la Cour européenne des droits de l’Homme [v. les différents arrêts rendus contre la France le 10 janvier 2013, par ex. Legillon : préc. ; § 68]. La Chambre criminelle a encore récemment validé le défaut de motivation de la peine dans les arrêts de Cour d’assises [Cass. crim., 18 févr. 2015, n° 14‑82.487 : inédit ; « l'absence de motivation des peines prononcées par les cours d'assises, qui s'explique par l'exigence d'un vote, n'est pas contraire aux [articles 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, 132-23 et 132-24 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale, ni ne viole ensemble les droits de la défense et le principe de la personnalisation de la peine] »].
Pourtant, l’intime conviction, qui s’opposerait à la motivation de l’établissement de la culpabilité, ne concerne pas la fixation de la peine. Et le recours au vote, avancé par la Chambre criminelle, n’est une justification guère suffisante de l’absence de motivation sur la peine : « la Cour d’assises délibère […] sur l’application des peines » avant de procéder au vote [art. 362 CPP], de la même manière que « la Cour et le jury délibèrent, puis votent » sur les questions liées à la culpabilité [art. 356 CPP], si bien qu’on comprend mal comment le même procédé permettrait, pour la culpabilité, la rédaction de la feuille de motivation imposée par la loi et empêcherait, pour la fixation de la peine, toute explication. De même, l’exigence d’une « décision spéciale » permettant à la Cour d’assises d’allonger la période de sûreté, imposée à l’article 132-23 du Code pénal, n’a jamais été interprétée comme imposant une obligation de motivation, malgré la sévérité de la mesure [Cass. crim., 7 nov. 2007, n° 07‑82.382 : inédit Cass. crim., 23 oct. 2013, n° 12‑88.285 : inédit : « attendu qu'aucune disposition légale n'impose à la cour d'assises, dont les délibérations sont régies par le seul article 362 du code de procédure pénale, de motiver la décision spéciale par laquelle elle porte aux deux tiers de la peine la durée de la période de sûreté assortissant celle-ci, en application de l'article 132‑23 du code pénal »]. Paradoxalement, la courte peine privative de liberté doit être motivée [v. l’art. 132-19 du Code pénal, dont les très nombreuses modifications, cependant, rappellent l’échec constant], à la différence des peines de même nature les plus lourdes. En réalité, le contrôle par la Cour de cassation de la motivation de l’emprisonnement est filant, alternant contrôle plus rigoureux et exigence minimale [v. nos obs. ici ou notre chr., n° 68 et s.]. Il en ressort globalement que la détermination de la culpabilité, parce qu’elle permet d’établir la matérialité des faits et leur gravité, suffit en grande partie à justifier la nature et le quantum de la peine prononcée.
C’est, dans cet état du droit, que l’arrêt Lhermitte [CEDH, sect. II, 26 mai 2015, Lhermitte c. Belgique, req. n° 34238/09] réalise un apport, s’agissant du contrôle de la motivation de la condamnation, pour une requérante qui avait égorgé ses cinq enfants et avait été condamnée à la réclusion à perpétuité par la Cour d’assises belge. Quant au contrôle européen réalisé en l’espèce de la motivation de la culpabilité, notamment s’agissant de la mise à l’écart de l’irresponsabilité pénale malgré l’existence d’expertises militant en ce sens, nous nous contenterons de renvoyer à l’opinion dissidente commune aux juges SAjo, Keller et Kjolbro, dont l’exposé simple et limpide pointe justement, il nous semble, les faiblesses du raisonnement européen. Mais la Cour européenne des droits de l’Homme était aussi saisie directement de la critique de la motivation insuffisante de la fixation de la peine [ibid., § 25 : « la requérante fait valoir que le verdict du jury ainsi que l’arrêt de la cour d’assises n’étaient pas motivés quant à sa culpabilité et quant à la détermination de la peine »], et elle a accepté d’en réaliser le contrôle sur le fondement de l’article 6 [« par ailleurs, s’agissant spécifiquement de la fixation de la peine, la Cour note que l’arrêt de la cour d’assises était dûment motivé sur ce point et qu’il ne comporte aucune apparence d’arbitraire » [ibid., § 33] : il en ressort que l’accusé doit disposer « de garanties suffisantes lui permettant de comprendre le verdict de condamnation ainsi que la peine qui ont été prononcés à son encontre » [ibid., § 34]. Cet arrêt nous donne l’occasion de revenir sur les liens particuliers entre le procès équitable et la peine privative de liberté. Nous évoquerons ensuite plus particulièrement son apport nous intéressant, concernant la motivation de la peine privative de liberté, afin notamment d’identifier les exigences que la Cour européenne des droits de l’Homme pourrait imposer pour permettre à l’accusé de comprendre les motifs ayant conduit à la fixation de sa peine.